Dans l'une de mes précédentes chroniques, j'ai évoqué les livres d'histoire publiés sous la direction d'Ernest Lavisse au début de la IIIe République. J'y reviens aujourd'hui à propos d'un manuel du cours élémentaire, paru en 1913. Le chapitre consacré à Napoléon débutait par le passage suivant : "À l’âge de dix ans, Napoléon fut envoyé en France pour se préparer à être officier. Il commença ses études au collège de Brienne, une petite ville du pays de Champagne. Il n’était pas beau à ce moment-là. Il avait un teint jaune, des yeux enfoncés, des joues creuses et des cheveux mal peignés. Il parlait mal le français. Dans sa famille, on parlait le corse, qui est un patois italien. La première fois que le professeur lui demanda son nom en classe, Napoléon le prononça comme on le prononçait à Ajaccio : Napolioné. Ses camarades se moquèrent de lui et ils l’appelèrent la paille au nez".
Nous avons-là l'exemple typique d'un enseignement de l'histoire qui relevait plus du roman que de la transmission du savoir, car le surnom péjoratif dont le petit Bonaparte aurait été gratifié n'a jamais été prouvé. Ses paroles, ses lettres, les anecdotes qui traînent dans toutes les biographies, ont été, dans leur quasi-totalité, inventées de toutes pièces. Napoléon lui-même se moquait de ces fables. Le seul témoignage qui paraît crédible aux spécialistes d'aujourd'hui fut publié à Londres en 1797 par l'un des pensionnaires du collège royal de Brienne qui s'occupait de la bibliothèque.
Lorsque son père, Charles-Marie Bonaparte, l'inscrivit dans ce collège militaire, Napoléon n'avait pas encore dix ans. La séparation familiale, que tout enfant aurait difficilement supportée, fut aggravée par le triple fossé linguistique, politique et social, qui séparait le nouvel arrivant de ses condisciples.
Mépris social des élèves issus de l'élite démocratique
Il est vraisemblable qu'au départ sa mauvaise maîtrise du français alimenta les railleries et les quolibets de ses camarades. Ces jeunes Français du terroir prenaient le petit Corse pour un colonisé de fraîche date, étant donné que l'île n'avait été conquise qu'une dizaine d'années plus tôt. À cela, il faut ajouter le mépris social que les élèves issus de l'élite aristocratique - plusieurs d'entre eux appartenaient à la haute noblesse - vouaient pour ce boursier pauvre et de naissance obscure.
Le témoignage du bibliothécaire évoqué plus haut donne une idée des réactions que ces humiliations suscitèrent chez le jeune Corse. "Sombre et même farouche, presque toujours renfermé en lui-même, (...) il était constamment seul. Ennemi de tous les jeux, de tous les amusements de l’enfance, il ne prit jamais part à la bruyante joie de ses camarades". L'auteur note aussi ses accès de violence en ajoutant : "Maîtres et élèves le détestaient cordialement".
"Revanche de classe"
Une vingtaine d'années plus tard, le 3 avril 1805, l'empereur Napoléon Bonaparte - qui devait se rendre à Milan pour y recevoir la Couronne des rois lombards - fit un détour pour passer la nuit au château de Brienne. La comtesse de Brienne, qui n'aurait jamais eu l'idée de recevoir le petit boursier corse un quart de siècle plus tôt, l’accueillit en grande pompe. Nous avons-là un parfait exemple de ce qu'on appelle aujourd'hui une "revanche de classe".
Bibliographie :
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