Quelques mots suffisent pour créer une atmosphère, une ambiance : pâquerettes, primevères, hirondelles, soleil, floraison évoquent aussitôt la douceur printanière. C’est lumineux, accueillant. À l’inverse, si le champ lexical est celui des fourches patibulaires, de la flétrissure, du bûcher, du supplice, de la roue, de l’échafaud, l'ambiance est tout autre, sombre et terrifiante. Nous voici dans un univers judiciaire qui fait frémir : la justice dans la peau, histoires d’infamies !
Les peines infamantes, entre déshonneur et exclusion
Héritée du droit romain, l'infamie est un rouage essentiel de l'arsenal pénal de la justice d'Ancien Régime. Dans une société où la réputation est cardinale, les peines infamantes dégradent l'honneur des individus et les excluent du groupe des "honnêtes gens". L'infamie judiciaire prend plusieurs formes : elle peut consister en condamnations pécuniaires, comme la confiscation, ou en une dégradation sociale, telle que la mort civile, l'amende honorable ou le blâme. L'infamie recouvre également les peines corporelles. Les coups de fouet, les mutilations, ou le marquage au fer rouge laissent une trace infamante dans le corps des criminels et criminelles. Les flétrissures pénales, qui prennent la forme d'une fleur de lys puis d'abréviations, peuvent servir d'indice des crimes passés, en un temps où le casier judiciaire n'existe pas et où les archives, facilement consultables et centralisées, font défaut.
Prévenir le crime par la terreur
Les châtiments corporels participent de "l'éclat des supplices", selon l'expression de Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975). En effet, la douleur est un principe fondamental de la pénalité ancienne : le châtiment s'imprime dans les corps condamnés et leur fait mal, en rétribution du mal que leur crime a infligé à la société. L'historien Patrice Peveri fait observer que le système judiciaire ancien fonctionne sur la terreur : "La justice d'Ancien Régime a très peu de moyens. Concrètement, elle n'endigue que très peu la criminalité, elle soutient peu les victimes, elle ne retrouve pas les délinquants, elle a un taux d'élucidation très faible... Pour compenser cela et la [difficulté] à encadrer la population, on choisit des punitions terrifiantes par la douleur qu'elles infligent."
Le déshonneur en spectacle
L'infamie passe également par le regard des spectateurs et spectatrices, venus assister à l'exécution de la peine. Pour Laurence Soula, historienne du droit à l'Institut de sciences criminelles et de la justice, l'exposition publique "est un spectacle punitif auquel on convie le plus de population possible, au moment le plus fréquenté, sur la plus grande place du lieu, de façon à ce que chacun voit ce qu'il va en coûter d'enfreindre la loi." Dans une société où l'anonymat n'existe pas, le déshonneur laisse une trace infamante sur les individus ainsi que leur famille. Toutefois, si les spectateurs et spectatrices désapprouvent la sentence, l'infamie est mise en échec.
À partir du milieu du 18e siècle, des voix s'élèvent contre les peines infamantes : parviennent-elles véritablement à intimider les sujets et à les dissuader de commettre un crime ? Ou bien contribuent-elles à ostraciser les criminels et à créer des contre-sociétés ? Les codificateurs de 1791 tranchent la question et simplifient la loi : ils maintiennent deux peines afflictives et infamantes, la dégradation civique et la peine du carcan. Quant à la marque judiciaire et la mutilation du poing, si elles sont abolies par les révolutionnaires, elles sont rétablies en 1802. Il faut attendre la monarchie de Juillet et la réforme de 1832 pour voir leur disparition définitive du Code pénal.
Pour en savoir plus
Patrice Peveri est historien, ancien maître de conférences en histoire moderne au Département d’histoire à l’université Paris 8.
Il a notamment participé aux ouvrages collectifs suivants :
- "L’héroïsation de Louis-Dominique Cartouche ou l’infamie en échec", dans Valeurs et justice. Écarts et proximités entre société et monde judiciaire, sous la direction de Bruno Lemesle et Michel Nassiet, Presses universitaires de Rennes, 2011
- "La mémoire de l’infamie : mutilation, flétrissure et contrôle social du crime en France. 1515-1832", dans Les Sphères du pénal avec Michel Foucault, sous la direction de Mario Cicchini et Michel Porret, Antipodes, 2007
Laurence Soula est historienne, maîtresse de conférences en histoire du droit à l’Université de Bordeaux et chercheuse à l'Institut de sciences criminelles et de la justice (ISCJ).
Elle a participé au colloque "L’infamie, histoire et métamorphoses" par l'Association Française pour l’Histoire de la justice (2023) : "Frapper d’infamie au XIXe siècle : les peines du carcan et de l’exposition publique".
Références sonores
Archives et extraits :
- Extrait de la série télévisée Game of thrones, créée par David Benioff, D. B. Weiss d'après les romans de George R. R. Martin, saison 5, épisode 10, réalisé par Michael Slovis, 2015
- Évocation de l'exécution de Cartouche, "La tribune de l'histoire", RTF, 11 avril 1962
- Le métier de bourreau, "La tribune de l'histoire", France Inter, 23 février 1980
- Le philosophe Michel Foucault, "Recherche de notre temps", RTF, 3 avril 1963
Lecture :
- Extrait des Mémoires d'un protestant condamné aux galères de France pour cause de religion de Jean Marteilhe sur la peine de la bastonnade des galères, lu par Jean-Pierre Leroux, "Les lundis de l'histoire", France Culture, 13 septembre 1982
Musique :
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020