Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1694, l’inceste est ainsi défini : il s’agit de la "Conjonction, de la copulation illicite entre les personnes qui sont parents, ou alliez au degré prohibé par l’Église". Vingt-quatre ans plus tard, en 1718, dans la deuxième édition de ce dictionnaire, l’inceste devient la "Conjonction illicite entre les personnes qui sont parents ou alliez au degré prohibé par les loix". L’Église est remplacée par la loi, mais cette édition précise la définition : "On appelle, Inceste spirituel, La conjonction illicite entre les personnes alliées par une affinité spirituelle, comme entre le parrain & la filleule. On appelle aussi, Inceste spirituel, Le commerce criminel entre le Confesseur & sa penitente."
Sous l’Ancien Régime, l’inceste est une sexualité illicite
Le mot inceste est issu du latin in-cestus qui signifie "non chaste ou impur". Sous l’Ancien Régime, la notion renvoie soit à une sexualité illicite, c’est-à-dire des relations sexuelles interdites pour cause de parenté, soit à un mariage interdit. Criminalisé en justice, l’inceste est perçu comme un acte consenti sans violence sexuelle. De fait, la législation d’Ancien Régime ne distingue pas l’agresseur de sa victime, tous les deux condamnables pour "mauvais commerce". D’une cour de justice à l’autre, les procès pour inceste sont rares par rapport à d’autres crimes. Quand ils sont "mis sur la sellette", les incestueux accusés sont la plupart du temps issus des franges populaires. Au 18ᵉ siècle, ce sont en particulier les relations sexuelles illicites entre beaux-frères et belles-sœurs qui dominent et font parler. Les canards font de certains procès d’inceste de véritables faits divers, comme en témoigne l’affaire Julien et Marguerite Ravalet en 1604.
“La question de la diversité de l'inceste peut être très étonnante par rapport aux définitions actuelles de l'inceste, comme une forme de violence sexuelle faite à un enfant dans le cadre familial”, souligne l’historienne Julie Doyon. “[Dans les sociétés anciennes], l'inceste est pensé dans le registre des relations sexuelles illicites dans la parenté et n'est pas nécessairement pensé comme une forme de violence sexuelle. Dans la catégorie pénale de l'Ancien Régime, l'inceste en tant que crime est élaboré comme une forme de sexualité qui peut être consentie [...] À l'intérieur de cette catégorisation juridique, le chercheur doit [alors] être attentif aux formes de violences sexuelles qui seraient énoncées ou dénoncées.”
À partir du 19e siècle, l’enfant au centre de l’attention
En 1791, les révolutionnaires, dans leur geste de laïcisation de la législation pénale, décriminalisent l’inceste qui est considéré comme un crime relevant de la morale religieuse. En 1810, le Code pénal ne nomme pas l’inceste dans son texte, mais le réintroduit sous la notion d’attentat à la pudeur ou de viol. L’inceste bascule dès lors dans la violence sexuelle initiée par un protecteur sur un enfant. Si la législation évolue vers une meilleure protection de la victime, les médecins mettent de plus en plus en doute la parole de l'enfant. Dans certaines théories médicales, la parole de l’enfant est ainsi perçue comme mensongère et mythomane.
Dans la première moitié du 20ᵉ siècle, la réflexion autour de la psychanalyse prend le relais en évoquant une parole d’enfant perverse et vicieuse. Dans certaines affaires, le recours au mythe œdipien est très souvent mobilisé pour évoquer le consentement de la victime. “La jeune fille œdipienne, qui désire son père et qui l'accuse d'inceste, alors qu'en fait, elle en a le fantasme et porte de fausses accusations, est très importante [dans] les expertises jusque dans les années 1980”, ajoute l'historienne Anne-Emmanuelle Demartini.
Violette Nozière en 1933, sortir du silence ?
Au 20ᵉ siècle, l’inceste est un tabou qu’on ne nomme pas par peur de contaminer et de souiller la société. En août 1933, le parricide commis par Violette Nozière, jeune fille de dix-huit ans, vient secouer la société française de l’entre-deux-guerres. Au moment de l’interrogatoire, la jeune fille affirme avoir été victime d’inceste par son père à l’âge de douze ans. Immédiatement, l’affaire fait grand bruit dans la presse, rapidement divisée quant à la véracité des faits. Parce que Violette Nozière a osé mettre des mots sur son inceste, sa parole est jugée infâme et monstrueuse par de nombreux journalistes. De nombreuses lettres d'inconnus sont envoyées aux acteurs judiciaires pour faire part de leurs propres expériences.
L'affaire ouvre ainsi la voie au champ de la parole et vient briser le tabou derrière lequel chacun se cache en société. “Finalement, il y a eu débat sur cette parole”, souligne Anne-Emmanuelle Demartini, autrice de Violette Nozière. La fleur du mal (Champ Vallon, 2017). “C'est la première fois qu'une parole accusatrice d'une victime d'inceste à été médiatisée et débattue. Au fur et à mesure de l'instruction, le doute a gagné les journalistes, et aucun journal n'a pu éviter de se poser la question : “et si ce qu'elle disait était vrai ?”. Certains ont pris fait et cause pour Violette Nozière”. Violette Nozière met ainsi à l'épreuve de manière décisive la figure symbolique du "Père", heurtant de plein fouet les sensibilités collectives. Ce n'est qu'à partir des années 1980 que des victimes d'inceste prendront la parole en se saisissant de l'espace public.
Pour en savoir plus
- Anne-Emmanuelle Demartini est historienne, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est l'autrice de Violette Nozière, la fleur du mal, Champ Vallon, 2017.
- Julie Doyon est historienne, maîtresse de conférences en histoire moderne à l’université Lumière Lyon 2. Elle a codirigé L’Empire paternel. Familles, pouvoirs, transmissions, Georg, 2021.
- Léonore Le Caisne est anthropologue, directrice de recherche au CNRS au Centre d’Étude des Mouvements Sociaux. Elle est l'autrice d'Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait, Points, 2022.
Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon, Léonore Le Caisne ont codirigé l'ouvrage Dire, entendre et juger l’inceste du Moyen Âge à nos jours, Seuil, 2024.
Références sonores
Archives :
- L'anthropologue Claude Lévi-Strauss, "Connaissance de l'homme", RTF, 1952
- Mario Roques, professeur d’histoire de la littérature médiévale, lit un extrait de Peau d'âne de Charles Perrault (1694), "Heure de culture française", RTF, 9 décembre 1950
- Le réalisateur Claude Chabrol, "Nuits magnétiques", France Culture, 23 mai 1978
Lectures :
- Extrait du Traité de la justice criminelle de France de Daniel Jousse (1771), lu par Sam Baquiast
- Article 332 et 333 du Code pénal de 1810 lu par Raphaël Laloum
Musique :
- "Les Conseils de la fée des lilas", musique de Michel Legrand, 1970
- Générique : "Gendèr" par Makoto San, 2020