Les humains, surtout les hommes, n’ont jamais cessé de voter. Il y a le vote antique, dans les cités grecques ou encore dans le monde romain, mais ces pratiques n’ont jamais disparu. Dans l’Église, par exemple, l’élection participe du fonctionnement des institutions. Au Moyen Âge et après, aux Temps modernes, ça vote encore ! Qu’en est-il dans les républiques de Venise et de Genève ? C'est une histoire avec des électeurs et des élus, des isoloirs et des balles de laine, des broglios et des imbroglios !
Venise et Genève, des républiques aristocratiques dans une Europe féodale
La république de Venise est le fruit de réformes institutionnelles au 12e et 13e siècles, au moment où la cité devient une puissance commerciale de premier plan. Quant à la république de Genève, elle se met en place au 16e siècle sous l’influence de Calvin et de la Réforme. Les deux systèmes politiques se maintiennent sans bouleversements majeurs jusqu’aux conquêtes napoléoniennes de la fin du 18e siècle.
Dans les deux cas, il s’agit de républiques aristocratiques où le pouvoir est aux mains des grandes familles patriciennes. "À l'époque, quand on parle de république, on veut surtout signifier qu'il s'agit d'un État libre et indépendant, par rapport à d'autres types d'États", précise Raphaël Barat, maître de conférences en histoire moderne à l'université Lyon 3 Jean Moulin et spécialiste de l'histoire du vote dans la république de Genève. "Le terme de démocratie est utilisé mais il n'a pas le même sens qu'aujourd'hui. C'est le privilège d'une catégorie de la population. On [parle] de démocratie sans qu'elle soit conçue de manière universelle. Elle exclut les femmes ou les mineurs, [ainsi que] les étrangers qui résident en ville et leurs descendants, qui sont pourtant plus nombreux que les citoyens."
Dans une Europe dominée par le système féodal, ces cités-états républicaines innovent en réfléchissant aux problématiques liées au vote, à la répartition des pouvoirs et au fonctionnement des institutions élues entre elles.
Des isoloirs à Genève
À Genève, le vote est une grande cérémonie civique qui a lieu deux fois par an devant l’assemblée du Conseil Général, réunie au temple de Saint-Pierre. On parle de vote auriculaire, car il se fait à voix basse à l'oreille des secrétaires de l'assemblée. "Ce système permet fortement d'influencer les votants. Les secrétaires ne sont pas toujours neutres dans leur attitude", observe Raphaël Barat.
Les citoyens, qui représentent environ 30 % de la population masculine adulte de Genève, ne peuvent voter que pour les candidats sélectionnés par l’institution aristocratique du Petit Conseil. Les mêmes magistrats sont réélus d’élection en élection, si bien que les citoyens genevois réclament plus de représentativité et menacent de faire "sauter les vieux". En 1707, après cinq mois de crise politique, le Conseil Général obtient l’installation d’isoloirs pour garantir le secret du choix de l’électeur, une première dans une assemblée populaire.
Des ambitions électorales dissimulées
À Venise, le vote est une pratique hebdomadaire. Il survient tous les dimanches afin de distribuer les nombreuses charges nécessaires au fonctionnement de la république. Une commission électorale est tirée au sort pour garantir l’impartialité de la décision et désigne les patriciens qui lui semblent à la hauteur de la charge. Ils sont ensuite présentés au vote du Grand Conseil, qui réunit les vieilles familles patriciennes. "[Contrairement] à ce dont on a l'habitude aujourd'hui, on ne peut pas être [soi-même] candidat à une charge. La République est censée choisir pour nous la charge qui nous correspond de par le mérite dont on a fait preuve", relève Maud Harivel, docteure en histoire de l'université de Berne et de l'EPHE et spécialiste des pratiques du vote à Venise. "Il ne faut pas oublier que l'ambition est un vice chrétien. On ne peut donc pas faire acte de candidature et montrer son ambition."
Dans la pratique, les patriciens ont tout de même besoin de se faire élire et d'obtenir des charges. La procédure électorale est souvent contournée par des accords informels passés avant l’élection, appelés le broglio : les patriciens se mettent d’accord pour désigner un candidat dans le cas où ils seraient tirés au sort pour rejoindre la commission électorale. Maud Harivel cite également l'exemple des mariages : "Une patricienne vénitienne n'apporte pas seulement une dot économique, elle peut aussi apporter une dot électorale, c'est-à-dire un certain nombre de votes." Ce jeu d’alliances secrètes permet de concilier les intérêts personnels des patriciens avec ceux de la république de Venise.
Tel qu’il apparaît dans les institutions genevoises et vénitiennes, le vote est moins un outil de la souveraineté du peuple, tel qu'on se le représente de nos jours, qu’une manière de sélectionner les membres d’une aristocratie en évitant les querelles entre les factions.
Pour en savoir plus
Raphaël Barat est maître de conférences en histoire moderne à l'université Lyon 3 Jean Moulin. Il est spécialiste de l’histoire du vote à l’époque moderne.
Il a notamment publié :
- Voter pour rien. 1691, le jour où les citoyens menacèrent de « faire sauter les vieux », Payot, 2022
- « Les élections que fait le peuple » (République de Genève, vers 1680-1707), Droz, 2018
- Histoire(s) d’élection(s). Représentations et usages du vote de l'Antiquité à nos jours, co-dririgé avec Christophe Le Digol, Virginie Hollard, et Christophe Voillot, CNRS Éditions, 2018
Maud Harivel est historienne, docteure en histoire de l'université de Berne et de l'EPHE. Elle est spécialiste des pratiques du vote à Venise.
Elle a notamment publié :
- Les Élections politiques dans la République de Venise : entre justice distributive et corruption (1500-1797), Les Indes Savantes, 2019
Références sonores
- Archive d'Émile-Guillaume Léonard, historien du protestantisme, à propos de Calvin, Heure de culture française, France Culture, 9 mai 1957
- Lecture par Mathieu Coppalle du discours du pasteur Louis Tronchin face au Conseil Général de Genève lors des élections du dimanche 6 novembre 1698
- Lecture par Mathieu Coppalle de l’introduction d’une loi anticorruption du 17 juin 1626 de la République de Venise
- Générique : Gendèr par Makoto San, 2020