Alain Finkielkraut reçoit Michel Collot, spécialiste de la poésie française contemporaine et des présentations du paysage, auteur de La Face sensible de la Terre, Paysage et écologie, et le philosophe et essayiste, Benjamin Olivennes, qui a fait paraître L'Autre Art contemporain, à propos de la notion de paysage, de l'expérience du paysage - et pour commencer l'émission, dans la proximité des Rêveries du Promeneur solitaire (1776) de Jean-Jacques Rousseau. Retour sur la nature, retour à l'idée grecque de l'étonnement face à elle. Aurions-nous besoin des poètes et des peintres, des écrivains, pour ressentir le paysage ?
"Longtemps, on a brossé le portrait du paysage sous les traits d’un simple décor se détachant à l’arrière-plan des faits et gestes des êtres humains. Pourtant, loin de s’y cantonner, il a peu à peu été placé, par la philosophie, la géographie, la littérature, la peinture ou encore la musique, au cœur de la scène, et décrit comme relevant de la chair du monde ". Michel Collot, La Face sensible de la Terre, Paysage et écologie.
"La terre, écrit Rousseau, dans Les Rêveries du Promeneur solitaire, offre à l'homme, dans l'harmonie de ses trois règnes, un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charme. Le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord".
L'expérience sensible du paysage
Michel Collot évoque l'expérience du paysage qui s'adresse aux sens et le fait que Rousseau est sans doute celui qui a introduit de manière marquante dans la littérature ce qu'on appellerait le thème du paysage. "Et il le fait en évoquant en effet l'expérience sensible. La sensibilité est une catégorie qui est assez largement répandue dans la philosophie du XVIIIe siècle. C'est une valeur même. Et ici, elle permet à Rousseau d'entrer dans le paysage. Mais il le fait à partir d'une expérience qui est une expérience sensible, au double sens du terme, c'est-à-dire axé par les sens et en même temps, les yeux et le cœur".
Ce que dit Rousseau, précise Michel Collot, c'est qu'il s'agit d'"un ravissement". "Il parle aussi d'une extase, il dit qu'il se perd." Ainsi, l'expérience du paysage est à la fois entièrement inscrite dans la sensibilité d'un sujet et, en même temps, elle le fait sortir de lui-même pour aller à la rencontre du monde, au point de s'identifier d'ailleurs à lui.
Dans son rapport à la nature, Rousseau ouvre le 19e siècle
"La manière dont Rousseau introduit le paysage dans la sensibilité, dans la pensée, dans la littérature européenne, est nouvelle, mais si elle a touché toute l'Europe, c'est parce qu'elle touchait quelque chose de très profond en nous. Rousseau réagissait contre ce qui était déjà une modernité, c'est-à-dire la vie de l'homme en société, le développement de la raison, des arts, des techniques. La vie sociale, dont il avait l'impression qu'elle risquait de dépraver l'homme. Et contre la vie en société, il en a appelé à la bonté originelle de la nature, une nature qui était pour lui pré-rationnelle. Et c'est pour ça qu'il se rapportait à elle sur le mode de la sensibilité, de la sensation. Et c'était à la fois nouveau en Occident et ça a eu une influence extraordinaire sur toute la sensibilité et notamment sur ce qu'on a appelé le romantisme." Benjamin Olivennes
"Il est amusant de constater que l'héritage politique de Rousseau, ça a été le jacobinisme, mais que son héritage esthétique, ça a été le romantisme, et de voir quelqu'un comme Chateaubriand, par exemple, critiquer les effets politiques de Rousseau et vouloir se mettre à la hauteur du prosateur extraordinaire qu'était Rousseau dans ses descriptions de paysages. Et si cette sensibilité de Rousseau nous a touchés, c'est qu'elle mettait le doigt sur quelque chose qui avait déjà été dit avant Rousseau, qui est le fait que l'homme a un rapport avec la nature. Le fait que l'homme vient de la nature, s'en éloigne dans le cours de son développement, et pourtant se retourne vers elle et contemple son inscription dans la nature. Rousseau a ouvert un siècle, le XIXe siècle, qui est un grand siècle de la peinture de paysages et un grand siècle de la poésie romantique et de la prose." Benjamin Olivennes
Joachim Patinir (v. 1485-1525), peintre du paysage avec Sainte-Madeleine en extase
Michel Collot souligne l'avènement du paysage en peinture, les figures. pouvant être encore présentes, mais d'une certaine façon laissant au paysage la place principale sinon presque exclusive. "On voit apparaître progressivement ce qu'on a appelé le paysage comme genre : une représentation du paysage pour lui-même et non comme simple décor".
Michel Collot prend pour exemple le peintre, Joachim Patinir (dit aussi Patinier). "Patinir est un des premiers, je crois, dans l'histoire de la peinture européenne, à donner au paysage une ampleur extraordinaire. Je me souviens encore de mon étonnement face à un tableau qui s'appelle Paysage avec Sainte-Madeleine en extase. Il faut vraiment regarder de très près pour apercevoir, mais à échelle minuscule, dans ce grand tableau, une petite figure en suspens, on dirait un insecte : c'est Sainte-Madeleine en extase. Le paysage, imaginaire lui, censé représenter la Sainte-Baume, enveloppe complètement le spectateur. Peut-on dire que cela a à voir avec une certaine laïcisation de l'art ? Et aussi peut-être avec la promotion du point de vue individuel ? Ce qui m'a toujours frappé, c'est que cette montée en puissance du paysage en peinture est accompagnée aussi de la montée en puissance du portrait individualisé. C'est-à-dire qu'on n'a plus affaire à un type, mais c'est l'homme ou la femme prise dans sa ressemblance, dans son identité personnelle. Et les deux genres sont liés étroitement".
Revenir à l'idée grecque d'étonnement philosophique devant la nature
L'idée que le fondement de la vérité est subjectif, que le sujet est le centre et le fondement de toute vérité, c'est une idée qui est fondatrice de la pensée moderne, puisque c'est Descartes, nous explique Benjamin Olivennes : "C'est le sujet qui est le pôle à partir duquel s'organise la vérité. Et d'ailleurs pour Descartes, et pour les fondateurs de la pensée moderne, la nature n'est pas bonne, la nature est une mauvaise mère c'est une marâtre peut-être créée par un malin génie. Chez Hobbes, elle est violente et il s'agit par l'artifice de remédier à ses défauts et de s'en rendre comme maître et possesseur, de la dominer et c'est cette subjectivité qui a présidé à la pensée moderne".
"D'ailleurs Heidegger disait que l'un des critères de la modernité c'était l'entrée de l'art dans l'horizon de l'esthétique, c'est-à-dire cette idée qui pourtant nous bouleverse chez Rousseau que le rapport à l'art et le rapport à la beauté est un rapport subjectif, de sensibilité, qui vient de la personne. Et le meilleur remède qu'on pourrait imaginer à ce subjectivisme, ce serait de revenir à l'idée grecque de l'étonnement philosophique devant la nature. C'est ma version de la merveille, l'étonnement devant la nature. Qui est belle et qui est connaissable, qui est un cosmos, qui serait d'un même mouvement, admirable, en ordre et connaissable." Benjamin Olivennes
Sources bibliographiques
- Michel Collot, La Face sensible de la Terre, Paysage et écologie, Le Pommier, 2024
- Benjamin Olivennes, L'Autre Art contemporain, Points 2022
- Jean Baudrillard, Cool Memories, 1980-1985, Galilée, 1987
- Martin Heidegger, essais et conférences, 1958
- Bérénice Levet, L'écologie ou l'ivresse de la table rase, L'Observatoire, 2022
- Renaud Camus, L'Isolation, Journal 2006 Fayard
Une autre forme de l'Extase
Au Musée des Beaux-arts de Lyon, ne pas manquer la somptueuse exposition Zurbarán. Réinventer un chef-d’œuvre.
Francisco de Zurbaran (1598-1664), peignant les Extases et la Vie silencieuse de Saint-François d’Assise ;
c'est la réunion d’une centaine d’œuvres créées du 16e au 21e siècle - tableaux, sculptures, dessins, gravures, photographies et pièces de haute couture - l'exposition mettant en lumière la prodigieuse réception des œuvres iconiques créées par Zurbarán auprès d’artistes des 19e, 20e et 21e siècles.