"Je voudrais ce matin vous raconter l’histoire d’une jeune fille, et plus précisément vous raconter une de ses émotions esthétiques. Elle est dans sa chambre d’ado, fascinée par ce film de Coppola, Rusty James, un film de 1985 avec Matt Dillon et Mickey Rourke qui jouent deux frères, tous deux sublimes de malaise et de beauté, avec également Denis Hopper dans le rôle de leur père, Tom Waits en barman, la toute jeune Sofia Coppola et même Nicholas Cage dans son premier rôle. C’est un film en noir et blanc. Mickey Rourke y joue un chef de bande charismatique et paumé, the motorcycle boy, et Matt Dillon son petit frère admiratif et tout aussi paumé, Rusty James donc. Lorsque le motorcycle boy n’est pas en voyage en Californie ou en train de se battre dans une zone désaffectée, il se réfugie dans une animalerie et reste longtemps à regarder des poissons combattants.
C’est un film en noir et blanc, d’une magnifique lenteur onirique, sauf ces deux poissons, qui sont en couleur : l’un est vert, l’autre rouge. Et ces poissons sont fascinants. Leurs couleurs sont des tâches d’imaginaire, de violence et de désir au milieu de ce film en noir et blanc. Le motorcycle boy dit à son petit frère, Rusty James, sans quitter des yeux les poissons combattants : « ils se battent parce qu’ils sont enfermés ». Et Coppola filme le mouvement fascinant, nerveux et fluide, des poissons combattants, la force de leurs couleurs. A la fin du film, après la mort de son grand frère, tué par un flic abruti parce qu’il dérangeait trop, parce qu’il était trop différent, Rusty James sait ce qu’il lui reste à faire, comment faire vivre la mémoire du motorcycle boy. Il vole les poissons combattants pour leur rendre leur liberté et on voit dans la nuit, dans l’eau sombre de la rivière, ces tâches de couleur rouge et verte s’élancer dans l’eau noire. Pourquoi cette couleur nous fascine-t-elle tant ? Que nous dit ce vert, que symbolise ce rouge ? De quelle couleur sont nos rêves, nos désirs, de quelle couleur sont nos souvenirs ?
Pour parler ce matin, nous avons la joie de recevoir l’incontournable Michel Pastoureau, historien médiéviste, historien des couleurs mais aussi, notamment, des symboles et des animaux. Michel Pastoureau dont le livre Jaune, histoire d’une couleur, va reparaître chez Points, le 25 août. Michel Pastoureau nous a rejoint, dans la caverne noire de France Inter, sous le soleil jaune de Platon, pour nous aider à réfléchir à cette belle question : qu’est-ce que voir le monde en couleurs ?
Michel Pastoureau, une philosophie curieuse et colorée
Une philosophie relativiste, avec une très grande attention aux détails, aux nuances... comme lorsque Michel Pastoureau dit : « Les couleurs sont une construction culturelle, la nature ne produit pas des couleurs, elle produit des milliards de teintes. La société regroupe ces teintes auxquelles elle donne le nom de couleur. »
Une philosophie sensible et curieuse, une philosophie colorée car dans cette philosophie il faut apprendre à avoir, avoir une éducation de l'œil et comprendre que notre perception est située dans l'espace et le temps. Comme lorsqu'il dit : « Pour moi la couleur est une idée, elle obéit à un relativisme culturel relativement fort. Ce qui est valide en Europe, ne l'est pas nécessairement en Afrique ou en Asie Centrale. C'est la société qui fait la couleur. »
Extrait de l'émission :
« On confond couleur et nuance. Il y a une nuance Klein, mais les nuances n'ont pas vraiment d'histoire, pas vraiment de symbolique et ces nuances ne représentent pas les mêmes choses pour chacun d'entre nous. On ne peut d'ailleurs pas en parler sans les montrer, alors que je peux faire un cours sur le bleu, le rouge, le vert, sans jamais les montrer. »
Auteur prolifique, toujours désireux de transmettre le savoir et d'intéresser le plus grand nombre, Michel Pastoureau a publié cette année Les couleurs au Moyen Âge : dictionnaire encyclopédique, aux éditions Léopard d’Or et Dernière visite chez le roi Arthur – histoire d’un premier livre aux éditions Seuil, où il raconte l’élaboration de son premier ouvrage La Vie Quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers, de 1977.
Archives et références
- Pierre Soulages sur le noir (émission Impromptu de vacances, France Culture, 1964)
- Lecture d'un passage du livre Les Couleurs de nos souvenirs, de Michel Pastoureau (2010)
- Lecture du poème El Desdichado, de Gérard de Nerval (Les Filles du feu, 1854)
- André Breton sur le mouvement surréaliste et le merveilleux (INA, 1961)
Programmation musicale
Sunny*, de Bobby Hebb
Une longue journée de travail,* de Gatien et Suzanne Belaubre
Pour aller plus loin :