Affaire Critique, c'est un objet culturel passé au crible d’une critique libre et assumée. Aujourd'hui, Lucile Commeaux nous parle de la première exposition en France consacrée à l’œuvre du grand maître Giovanni Bellini, à découvrir jusqu'au 17 juillet au Musée Jacquemart-André :
Giovanni Bellini, né en 1430, est le fondateur de l’école vénitienne, représentée ensuite par Titien notamment - grand aîné, que le Musée Jacquemart André met à l’honneur dans une exposition dont le titre complet est “Giovanni Bellini - influences croisées”. Le parcours proposé dans les petites salles du musée est globalement chronologique et cherche à montrer assez simplement et efficacement comment, tout au long de sa carrière de peintre, Bellini a été influencé par ses contemporains. Ça commence très tôt, puisqu’il est éduqué dans une famille d’artistes : son père Jacopo l’initie avec son frère Gentile à la peinture, il y a une manière commune évidente dans les premiers tableaux, qui sont des sujets religieux. On voit par exemple une grande toile peinte en collaboration, certains sujets sont de Gentile, d’autres de Bellini, dont on repère quand même assez vite la finesse et l'originalité du trait par rapport à son frère. On comprend que la peinture est une entreprise familiale, que le nom dans le fond importe d'abord peu, mais qu’il s’agit de produire et vendre aux riches clergé et notabilité vénitiens les tableaux qu’ils commandent.
Ce fonctionnement quasi industriel est assez saisissant dans ces premières salles, qui alignent de multiples madones aux enfants, et dont on peut s’amuser à repérer comme dans une série les variations: couleurs du fond, inclinaison de la tête de la Vierge, posture de l’enfant etc. Plus tard Bellini absorbe d’autres influences, celle de son beau-frère Andrea Mantegna, dont on repère la manière classique et architecturée dans certains fonds, et puis plus lointaine, mais très présente à Venise à cet époque, l’art byzantin - une salle regroupe les portraits de Bellini au fond doré, comme des icônes orientales. Bellini apparaît comme un artiste curieux qui absorbe tout au long de sa vie tout ce qu’il voit et lui paraît beau y compris lorsqu’il est vieux, maître reconnu et incontesté : de nouvelles manières de camper derrière ses sujets religieux des décors aux motifs symboliques, des postures nouvelles dans le corps d’un Christ en croix, des effets de matière, de drapés, et de couleurs.
La peau et l'étoffe
C’est d’ailleurs ce qui nous saisit à l’entrée dans une grande Vierge à l’enfant en pied, et notamment le bas de son habit, qui superpose une tunique rose et une cape bleu vert à la doublure orangée : trois couleurs franches comme une palette éclatante, qui donne un peu le programme de ce qui suit, et qui explose au regard. Il y aussi plus loin ce fond rouge écarlate étonnant sur lequel se détache le bleu d’un capuchon sur une Vierge à l’enfant inspirée de modèles padouans.
A cette vivacité de la couleur répond celle des sujets qui souvent paraissent hyper vivants. C’est aussi une des caractéristiques de Bellini, ce à quoi d’ailleurs on distingue sa supériorité par rapport à certains de ses disciples et maîtres exposés à ses côtés. J’ai été assez fascinée par la mine de ses madones, toutes assez profondément mélancoliques, voire agacées, les yeux indéfiniment bleu gris dans le vague et le port de tête un peu las. Ou encore cette grande Sainte Justine en pied, affublée certes de tous les attributs de son martyre: une palme, un livre et surtout l’épée fichée dans le sein, et comme statufiée par l’aspect métallique de sa robe, mais à qui la cape rose tendre et les joues rondes donnent une douceur très charnelle et singulière.
Cette sensualité elle est partout dans les sujets religieux de Bellini, ça tient à la grande expressivité des visages, dont le réalisme a probablement été inspiré, on l’apprend, par ce que le peintre vénitien a pu voir de peintures flamandes. Je pense à un Christ bénissant au très beau visage, la barbe un peu mousseuse, les yeux qui paraissent mobiles, ou encore à un autre Christ mort soutenu par deux anges, au visage extatique et à la musculature soulignée. Le portrait est presque grandeur nature, les proportions réalistes, l’équilibre anatomique parfaitement respecté, la peau paraît tendre et dorée, un peu comme celle de Sainte Justine. Cette sensualité et cette vie des couleurs et des matières paraissent d’autant plus saisissantes dans l’écrin très vieillot et comme figé de cet hôtel particulier, ça crée un effet de contraste pas inintéressant.
Retranscription de la chronique radio de Lucile Commeaux
- L'exposition “Giovanni Bellini - influences croisées” est à découvrir au Musée Jaquemart André à Paris jusqu'au 17 juillet 2023.