C’est une bien étrange mission que le général Ban Chao confie à Gan Ying, au Ier de notre ère : partir loin vers l’Ouest, en direction de cet immense empire avec lequel, depuis des siècles, les Chinois commercent. Le Hou Hanshu, le Livre des Han postérieurs, parle de ce voyage qui, hélas, n’aboutit pas : la rencontre n’a pas lieu. Voici la longue histoire des Hans et des Romains sur les routes de la soie : se connaître, mais surtout s’observer et s’imaginer.
La rencontre commerciale de deux puissances
Depuis les expéditions d’Alexandre le Grand en Asie centrale au IVe siècle avant notre ère et l’hellénisation de la Bactriane, de nouvelles voies de circulation humaines et commerciales se développent entre l’Europe et l’Asie. À partir du IIe siècle avant Jésus-Christ, ces routes se multiplient et connectent entre eux les empires romains, parthe, kouchan et chinois. Parthes et Kouchans protègent leur rôle d’intermédiaires commerciaux, extrêmement lucratif, touchent des droits douaniers, et ne font rien pour favoriser le contact direct entre les deux puissances qui se trouvent chacune à une extrémité de ces axes marchands. La République romaine et la Chine des Han ne se connaissent qu’à travers leurs produits respectifs. Rome exporte ses verreries, ses tapis brodés et son amiante ; la Chine exporte de la laque, de l’ivoire, mais surtout de la soie, particulièrement prisée des Romains.
L'historien John Scheid revient plus précisément sur ces relations : "L'Empire romain sait que la Chine existe, mais on ne se rencontre pas, il n’y a jamais eu de relations diplomatiques. Dans un document datant de l’époque de Marc Aurèle au IIe siècle ap. J.-C., il est fait mention de Chinois qui auraient été à Rome. Cependant, pour beaucoup de spécialistes, il ne s’agit pas d’une rencontre diplomatique, mais d’une rencontre qui survient dans un contexte commercial. Depuis le Ier siècle av. J.-C. au moins, la soie arrive à Rome par des circuits et des caravanes, sans toutefois avoir de relations directes."
La Chine des Han et Rome se connaissent donc avant même de s’être jamais rencontrées. Cela n’empêche pas les érudits d’imaginer ces empires du bout du monde. Nantis d'informations rapportées par les marchands et par quelques rares explorateurs, limités par un savoir géographique encore incertain, les deux peuples se fantasment sans se connaître.
Imaginer l'Autre, quand les regards se croisent
Les Romains parlent du "pays des Sères", soit du pays où vivent ceux qui produisent la soie. Les Sères sont décrits par Pline l’Ancien comme des individus de grande taille à la voix rude, aux cheveux rouges et aux yeux bleus. Parfois, les Sères sont aussi décrits comme un peuple de sages pacifiques, essentiellement tournés vers le commerce. Les Sères ignoreraient le meurtre, le vol, la guerre, et les fantasmes sur la Chine des Han se confondent avec le mythe de l’âge d’or, ou de paradis terrestre aux confins du monde connu. De leurs côtés, les Chinois appellent Rome "Da Qin", soit "La Grande Chine". L'historienne Anne Cheng raconte : "Durant la première partie de la dynastie Han, apparaît ce regard vers l’ouest et ce qu’on appelle alors les contrées de l’ouest. C’est une façon de désigner en fait une contre Chine, en quelque sorte la Grande Chine de l’autre côté du monde. Il y a une espèce de fantasme très positif, très laudatif."
Ils imaginent un empire incroyablement riche et prospère, aux villes bâties en cristal. Chinois et Romains imaginent ces empires inconnus comme des miroirs d’eux-mêmes, et projettent sur ces terres inconnues leurs mythologies et leurs visions respectives de l’ordre universel.
Comment les premiers contacts entre l’Empire romain et la Chine furent-ils établis ? Quelles relations diplomatiques et commerciales les deux empires ont-ils bâti dès la fin de l’Antiquité ?
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Le Pourquoi du comment : histoire
Toutes les chroniques de Gérard Noiriel sont à écouter ici.
Bibliographie
- John Scheid, Les Romains et leurs religions. La piété au quotidien, Éditions du Cerf, 2023
- Anne Cheng (sous sa direction), Penser en Chine, Gallimard, 2021
Références sonores
- Film Le Choc des empires de Yusry Abd Halim, 2011
- Lecture par Alexandre Manzanarès de L'Histoire naturelle de Pline l'Ancien, Ier siècle ap. J.-C.
- Conférence de William Seston sur la flotte romaine, Heure de culture française, 5 janvier 1953
- Lecture par Jean pierre Milovanoff des Nuits magnétiques de Luce Boulnois, historienne de la route de la soie, 26 décembre 1985
- Générique de l'émission : Origami de Rone