Édito de Charles Pépin
"Je voudrais vous raconter l’histoire du corps, ou plutôt l’histoire d’un homme. Un homme qui sait que le corps pense. Un homme qui est cycliste et philosophe mais qui, en bon nietzschéen, se méfie des étiquettes alors je vais le présenter autrement. Flaubert disait qu’on ne peut penser qu’assis, Nietzsche que les seules véritables pensées viennent en marchant. Eh bien notre homme réconcilie Flaubert et Nietzsche : sur son vélo, il est assis, et ses coups de pédale sont comme une marche conquérante. Il n’y a qu’à voir son coup de pédale, comme on regarde un revers de Federer ou un but de Zlatan, pour comprendre qu’en effet, le corps pense.
Pour parler de ce corps qui pense et qui pense tellement bien, Guillaume Martin, cycliste, philosophe, dramaturge, 8e du Tour de France 2021, est l'invité de Sous le soleil de Platon, dans la caverne de France Inter, pour nous aider à répondre à cette belle question : que peut vraiment le corps ?
Le corps, si mystérieux
Selon Spinoza dans L'Éthique : "Nous ne savons pas ce que peut le corps". Charles Pépin précise le sens de ce propos. Il ne s'agit pas de dire que le corps peut plus qu'on ne le croit mais bien de dire que ses facultés sont mystérieuses. C'est aussi ce que pense Guillaume Martin et il rapproche cela de son expérience de cycliste :
"On en fait vraiment l'expérience sur le vélo. Généralement, il y a des tendances, des dynamiques, des états de forme qui s'améliorent ou qui diminuent au fur et à mesure d'un grand tour par exemple. Mais parfois, on ne comprend pas et on a un jour de grâce et il n'y a pas d'explication. Le corps réagit parfaitement et on est super bien, alors qu'il n'y avait aucun élément objectif qui prédisait ça et à d'autres moments, normalement, tout devrait bien se passer mais finalement, on a un jour sans. Et parfois, c'est même dans la même journée. En début d'étape, on peut être très mauvais, en fin d'étape, très bon. Et ça fait déjà quelques années que je fais du vélo, quelques années que je suis professionnel. Je n'arrive toujours pas à comprendre mon corps. Donc vraiment le corps pense et le corps a son intelligence propre."
Charles Pépin s'interroge : "Comment vous vivez cette épreuve de la volonté en pleine douleur dans une course cycliste ?" Pour Guillaume Marin qui monte des cols et fait des efforts physiques intenses, cela peut s'apparenter à une sorte d'extase, comme il l'explique : "Ce sont des expériences assez particulières qu'on peut avoir rarement avoir dans le monde professionnel. Ces instants de grâce où justement, il n'y a plus de dissociation entre corps et esprit. On est pleinement corps et on est là sans être là. C'est une forme d'extase, comme certains auditeurs peuvent peut-être l'avoir connue en faisant de la course à pied. C'est aussi un sport qui permet d'atteindre cet état un peu second d'ivresse, de pleine identité à son corps. Et je pense que là c'est le corps qui exprime sa volonté en propre, sans le truchement de l'esprit ou de quoi que ce soit."
Guillaume Martin, un cycliste nietshien
Pour Guillaume Martin, plaisir et souffrance s'entrecroisent, comme pour Nietzsche pour qui il n'existe pas de bien et de mal. Le cycliste philosophe explique :
"Le paradoxe, c'est quand on parle de l'éternel retour, c'est un peu ça. Finalement, il n'y a pas d'un côté le plaisir et d'un côté la peine. Il y a un mix de tout ça et c'est ça qui est très étrange dans le sport et dans le vélo en particulier. C'est que, au milieu de toute cette souffrance, il y a du plaisir et le plaisir n'est pas spécialement la récompense. Il y a beaucoup de souffrance qui me permet d'atteindre un bon résultat et ensuite j'ai du plaisir parce que je suis heureux de ce résultat. Sinon, il y a du plaisir vraiment au milieu de la souffrance, mélangée. C'est ça qui est très, très étrange, très perturbant. Il y a évidemment une forme de masochisme là-dedans et qui est un peu dérangeante quand on y pense."
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Guillaume Martin, cycliste français, a publié en 2019 chez Grasset, Socrate à vélo. Ce texte a été réédité en juin 2020.