Avec Mes Milles et Une Nuits paru en 2017, le philosophe Ruwen Ogien livre son essai le plus personnel. Quelques mois après la publication de l’ouvrage, il décède des suites d’un cancer qui lui aura inspiré cette œuvre ultime. Loin d’affaiblir sa pensée, la souffrance qu’il a endurée lui a fait prendre position contre le "dolorisme" qui trouve des vertus aux expériences douloureuses. À son crépuscule, il explore à nouveaux frais ce qui constitue son legs principal : une philosophie contre la morale.
L'inceste peut-il être pratiqué en toute innocence entre adultes consentants ? Devrait-on légaliser la vente d’organes, et autoriser la prostitution et le suicide assisté ? Voici le genre de questions qu’aimait poser Ruwen Ogien et auxquelles il répondait "oui" sans hésiter, au grand dam de ses adversaires intellectuels. Touchant aux sciences sociales et défaisant les normes établies, les interrogations de cet irrévérencieux libertaire dépassent ainsi largement le cadre de la seule philosophie. Pour asseoir ses positions morales, nul principe unique et incontestable comme Dieu ou la Nature, mais trois impératifs : rester neutre à l’égard des conceptions du bien personnel, accorder la même valeur aux intérêts de chacun et "ne pas nuire aux autres". La formule est simple, mais les conséquences abyssales, et pour beaucoup a priori choquantes : à l’aune de ce prisme, bien des pratiques dites "immorales" se révèlent simplement contraires à des conventions culturelles ou à des règles religieuses.
Le cœur de cette "éthique minimale" se trouve dans la proposition suivante : rejeter le principe d’une symétrie morale entre ce que l’on fait à autrui et ce que l’on se fait à soi-même. En bref, vous pouvez mener la vie que vous voulez (suicide, automutilation, ne pas développer vos talents), tant que vous ne faites pas du tort aux autres (meurtre, torture, humiliation). Tout le reste ne constitue qu’un moralisme inutile, cherchant à universaliser des normes relatives. Cette déflation des discours moraux conduit le philosophe à ne plus hiérarchiser et à dire oui à tout : dépénalisation du cannabis, mariage gay, mères porteuses, procréation médicalement assistée pour les couples homosexuels et les femmes âgées, indignités, torts à soi-même, dommages entre adultes consentants, inceste…
Quel rapport cet ex-directeur de recherche au CNRS entretenait-il à l’éthique minimale qu’il prônait ? À quel point son œuvre était-elle liée à sa vie ? D’après ses proches, ses thèses étaient aussi radicales qu’il se montrait charmant, discret et doux en société, loin du monstre moral qu’on aurait pu imaginer. Mais refuser le moralisme, est-ce refuser la prudence, l’esthétisme ou la justice sociale ?
Si l’on ne partage pas les perspectives de ce féru de philosophie analytique, il s’agit d’expliquer pourquoi il aurait tort sans céder à "la panique morale". Cette morale minimale, qui pourrait être l’horizon de nos sociétés démocratiques, laïques et pluralistes, suffit-elle au "vivre-ensemble" ? Ne laisse-t-elle pas de côté les plus faibles ? Sans paternalisme d’État prohibant certaines pratiques au nom d’un bien et d’un mal, jusqu’où la permissivité totale de l’individu reste-t-elle inoffensive pour les autres et le bien commun ?
Si l’éthique minimale de Ruwen Ogien voulait s’assurer que chacun puisse vivre comme il l’entend - du moment qu’il s’assure "ne pas nuire à autrui" - elle voulait aussi s’assurer que l’État garantisse à chacun et chacune la possibilité de réaliser la conception du bien qui a ses préférences, c’est-à-dire que l’État veille à une juste répartition des richesses permettant à chacun et chacune de donner librement et pleinement son consentement.
Pour en parler
- Patricia Allio, auteure, metteuse en scène, performeuse, amie de Ruwen Ogien
- Monique Canto-Sperber, philosophe, ex-directrice de l’École Normale Supérieure de Paris
- Maryline Gillois, architecte, scénographe et ex-compagne de Ruwen Ogien
- Jacky Katu, ancien chercheur anthropologue au CNRS, auteur et metteur en scène, ami d’enfance de Ruwen Ogien
- Sandra Laugier, philosophe
- Albert Ogien, sociologue, directeur de recherche au CNRS, frère de Ruwen Ogien
- Corine Pelluchon, philosophe
Bibliographie sélective
De Ruwen Ogien :
- Penser la pornographie (Presses Universitaires de France, coll. Questions d’éthique, 2003 ; 2e édition mise à jour 2008)
- La Panique morale (Grasset, 2004)
- L'Éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007)
- La Liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale (La Musardine, 2007)
- Le Corps et l'argent (La Musardine, 2010)
- L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine. Et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011)
- La guerre aux pauvres commence à l'école. Sur la morale laïque (Grasset, 2012)
- L'État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique (Gallimard, 2013)
- Mon dîner chez les cannibales. Et autres chroniques sur le monde d'aujourd'hui (Grasset, 2016)
- Mes Mille et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel, 2017)
Archives Ina : Dans Macadam philo, Les corps : soin et marchandisation (France Culture, 04.06.2010) - Questions d'éthique (France Culture, 17.05.2010) - Répliques (France Culture, 20.06.2009) - L'heure bleue (France Inter, 17.03.2017) - Hors champs (France Culture, 15.10.2009) - Les matins de France Culture (21.11.2003).
Un documentaire de Juliette Ihler, réalisé par Annabelle Brouard. Prise de son, Benjamin Perru. Mixage, Guillaume Le Du. Archives Ina, Delphine Desbiens. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France. Page web, Sylvia Favre.
Extraits des œuvres de : Ben Shemie (dont A Skeleton à la fin du documentaire) - Yom - Asger Baden et Peder.
- Ruwen Ogien, invité des Samedis du savoir de la BnF (15.03.2014), une vidéo en ligne sur le site de la médiathèque de la BnF
- Ruwen Ogien, le libre penseur, portrait publié dans le Journal du CRNS (12.2017)
- Ethique minimale, site sur l’éthique de Ruwen Ogien
- L'homme qui critiquait l'amour, rencontre avec Ruwen Ogien, extrait de Sciences Humaines (n°264, 2014)
- Ruwen Ogien : Ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale, entretien publié dans Philosophie magazine (01.2017)
- La liberté chez Ruwen Ogien et dans la tradition du libéralisme, mémoire de master en philosophie de Harabeli Nadja (université de Lorraine, 2019-2020)