L’acidité de l’oseille qui contraste avec le gras de la crème, et recouvre une fine escalope de saumon rosée à l’arrête - à une époque où le cru n’était pas de mise : Voici la recette et l’audace qui, en 1964, contribuent à la gloire de Pierre Troisgros. Le chef est toujours associé à son frère Jean, spécialiste des sauces et de la cave, décédé accidentellement en 1983. L’un, Jean, était plus élancé que l’autre ; le critique gastronomique François Simon compare le duo Troisgros à "une sorte de Laurel comme dans Laurel et Hardy, assez rigolard, très réservé, qui regardait beaucoup les autres faire les paons ou les marrants. Il rigolait, il aimait chanter. Je l'ai tout de suite trouvé sympathique parce que c'était une époque, il y a 40 ans, où la camaraderie était fondamentale dans l'univers de la gastronomie".
Le saumon à l’oseille est remarqué et salué par le puissant critique gastronomique du Monde, Courtine. Les Troisgros sont alors considérés comme les inventeurs de la nouvelle cuisine aux côtés de Paul Bocuse, Michel Guérard et Alain Chapel. L’expression "nouvelle cuisine" est utilisée par Henri Gault et Christian Millau en 1973. Elle consiste en une gastronomie plus légère à l'esthétique plus soignée que la cuisine bourgeoise qui la précède. En 1968, les frères Troisgros obtiennent leur troisième étoile au Michelin, les deux autres ayant été gagnées par leur parents, Jean-Baptiste et Marie Troisgros.
En 1968 également, comme nous l’entendons dans le documentaire, le futur chef Bernard Loiseau est apprenti chez les frères Troisgros. Ils l’épatent. Le plus remarquable chez Pierre Troisgros, disparu en septembre 2020 alors qu’il s’apprêtait à déjeuner avec des amis et à partager avec eux une partie de cartes, est d’avoir prolongé une dynastie familiale de cuisiniers d’exception. Ses descendants assurent la relève. La marque de fabrique de la gastronomie Troisgros est un trait d’acidité dans tous les plats, comme le souligne Michel Troisgros. Outre l’oseille du fameux saumon de 1964, qui n’est plus à la carte aujourd’hui, l’acidité est apportée par le citron, les cornichons, la moutarde, le vinaigre.
Quand Pierre Troigros parle de la cuisine, il dit "c'est ma mère, c'est ma jeunesse, c'est des odeurs, une ambiance, un gout de la nouveauté, de la remise en question. Il faut inventer et remettre en question dans la cuisine comme dans tous les arts."
Pierre et Jean Troisgros étaient les fils d’un couple de restaurateurs bourguignons, Jean-Baptiste et Marie, qui tenaient un café à Châlons-sur-Saône. Dans les années 1930, ils trouvent un local bon marché en face de la gare de Roanne. Ils le louent ; Les propriétaires ne le leur vendront jamais. L’hôtel des Platanes ne paie pas de mine mais il se trouve sur la Nationale 7, une aubaine au moment où le tourisme se développe grâce aux congés payés. Les vacanciers sont de plus en plus nombreux à s’arrêter dans ce restaurant dont la réputation monte en puissance. En 1955, l’établissement prend pour nom L’Hôtel moderne. Jean-Baptiste et Marie Troisgros obtiennent leur première étoile au Michelin. Pendant ce temps, Jean et Pierre Troisgros font leurs classes à Paris dans les meilleurs restaurants, chez Luca-Carton et Maxim’s notamment. Ils deviennent amis (et le seront à vie) avec Paul Bocuse. De retour à Roanne, les Troisgros se mettent en cuisine. La deuxième étoile arrive en 1964 ; Le restaurant prend alors le nom de Les Frères Troisgros, et devient une institution.
Jean Troisgros meurt d’un accident cardiaque alors qu’il joue au tennis, en 1983. C’est un cataclysme pour Pierre, qui néanmoins garde le cap et conserve sa troisième étoile. Aujourd’hui, le restaurant des débuts n’existe plus, mais la famille Troisgros conserve un restaurant ouvert juste à côté du premier, toujours en face de la gare : Le Central. En 2017, Michel et son épouse Marie-Pierre ouvrent un hôtel-restaurant à Ouches à huit kilomètres de Roanne. Ils conservent les trois étoiles et leur fils César, ancien élève de l’Institut Troisgros, est avec Michel en cuisine. Leur fille Marion les a rejoints récemment et le plus jeune de leurs enfants, Léo, avec sa compagne, est à la tête d’un hôtel-restaurant en Saône-et-Loire à 30 kilomètres de Ouches.
Le documentaire dresse un portrait de Pierre Troisgros en homme joyeux, facile d’accès, respectueux de ses équipes et audacieux dans son métier de chef. Il a allégé la cuisine bourgeoise et cherché sans cesse à innover, sans pour autant compliquer ses plats à l’extrême. Amateur de peinture, il a été incité à prendre davantage de libertés en cuisine par mai 68, suivant ainsi le mouvement artistique général. Mais il n’a jamais cherché l’originalité ni l’esthétique aux dépends du goût. L’audace prudente de Troisgros explique qu’il ait conservé sa troisième étoile au Michelin. Michel, Marie-Pierre et César ont encore trois étoiles à Ouches
Les invités
Merci à Philippe Renard, chef et ancien cuisinier de Troisgros, à Caroline et Sophie Rostang, et à Marion Troisgros.
Bibliographie
Générique
Un documentaire de Virginie Bloch-Lainé, réalisé par Marie Plaçais. Prise de son, Christophe Papon. Mixage, Nadège Antonini. Archives Ina, Mylène Touchais. Page web, Sylvia Favre.
Archives Ina diffusées
Pierre Troisgros au micro de Jacques Chancel dans l'émission Quotidien pluriel (France Inter, 1985) - La cuisine selon Pierre Troisgros, extrait de l'émission La Grande Cocotte (TF1, 1976) - Pierre Troisgros : l'invention du saumon à l'oseille, extrait de Le Roman de la Loire (France Culture, 1988) - Pierre Troisgros sur la Nouvelle cuisine, extrait de La Nouvelle fabrique de l'Histoire (France Culture, 2005) - Bernard Loiseau dans Ligne de Mémoire (Atelier de Création de l'Est -ACEST-, 1994) - Pierre Troisgros : le chiffre 3, extrait de À mots découverts (Radio bleue, 1998)
Musique
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