En cherchant à régler un compte personnel, Jean-Jacques Liabeuf ignorait qu’il déclencherait un virulent débat de société.
C’est typiquement quelqu’un qui a fait des études jusqu’à, à peu près, treize ans et ensuite a dû apprendre un métier pour gagner sa vie et petit à petit est devenu apprenti dans différents domaines. Et puis, il s’est pris quand même d’un vrai intérêt pour les métiers du cuir, pour la cordonnerie. Et c’est toute la complexité de ce type de personnage, c’est-à-dire c’est un artisan prolétaire et en même temps, il a fait deux ou trois petites bêtises, des petits larcins, des petites choses qui ont quand même constitué un tout début de casier judiciaire. Yves Pagès, éditeur, écrivain.
Épisode 1 : La nuit de la vengeance
Quelques mois plus tôt, le 30 juillet 1909, dans ce même secteur de Paris, Jean-Jacques Liabeuf est arrêté en compagnie de sa bien-aimée par les agents Maugras et Vors. Pour ces brigadiers de la police des mœurs, puisque cette Alexandrine Pigeon est une prostituée, Liabeuf est forcément son souteneur. Par conséquent, il est arrêté et traduit le 14 août devant la huitième chambre correctionnelle de la Seine. Face à la cour, même si Liabeuf se proclame innocent, la peine pour "vagabondage spécial" est ferme : trois mois de prison, cent franc d’amende, cinq ans d’interdiction de séjour.
Le 8 janvier 1910, Jean-Jacques Liabeuf s'apprête à commettre l'irréparable. Lui qui ne boit d'ordinaire que du lait - c'est ce qu'avouera sa logeuse - a descendu plusieurs chopines de vin blanc aux Caves modernes. C'est là, en sortant de la taverne rue Aubry-le-Boucher, qu'il croise la route de Célestin Deray et Lucien Fournès. Quand ces deux agents l'empoignent, les deux hurlent de douleur. Sous la pélerine qui lui couvrait les épaules, l'homme dissimulait à chacun de ses bras de larges brassards de cuir garnis de clous acérés. L'un de ces brassards garnissait le poignet, l'autre le dessus du coude. Et les agents se sont cruellement blessés à leur contact.
Il profite de la stupéfaction pour sortir une longue lame et frappe aussitôt. Alertés par leurs cris, les renforts accourent, mais il est trop tard pour le pauvre Célestin Deray. Acculé dans un immeuble de la rue, le forcené Jean-Jacques Liabeuf l’a abattu de deux balles de revolver dans le ventre. Un troisième, l'agent Février, tire son sabre-baïonnette et met le meurtrier hors de combat.
Ce fait divers va prendre une toute autre dimension sous la plume du journaliste polémiste Gustave Hervé. En signant "L’exemple de l’apache" dans l’édition de La Guerre sociale du 12 janvier 1910, le rédacteur loue son geste vengeur et courageux et lance "L’affaire Liabeuf".
On peut très vite avoir une carrière déviante à partir de vols commis, souvent, justement parce que l’on est dans une période de chômage. C’est le cas de Liabeuf, quand il est adolescent à Saint-Etienne. Là, c’est incarcération, casier judiciaire et, quand vous avez un casier judiciaire, automatiquement au moment du service militaire, on vous envoie dans les bataillons disciplinaires, les bataillons d’Afrique où là vous êtes mélangés à des gens qui sont déjà bien avancés dans la carrière délinquante. Anne Steiner, maître de conférences en sociologie et auteur d'ouvrages de référence sur les luttes sociales
Intervenants
- Frédéric Lavignette, journaliste, auteur de L’Affaire Liabeuf. Histoire d’une vengeance (Fage, 2011 )
- Gilles Heuré, écrivain, qui a soutenu sa thèse sur Gustave Hervé publiée sous le titre Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur (La Découverte, 1997. Collection Espace De L'histoire)
- Yves Pagès, éditeur, écrivain, auteur de L’homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics (Libertalia, 2020. Baleine, 2009. L'Insomniaque, 2020). Un dessin de Jean-Jacques Liabeuf y est reproduit.
- Anne Steiner, maître de conférences en sociologie et auteur d'ouvrages de référence sur les luttes sociales dont Le Goût de l'émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la "Belle Epoque (L'échappée, 2012) et Révolutionnaire et Dandy, Vigo dit Almereyda (L’échappée, 2020)
- Arnaud-Dominique Houte, historien, spécialiste d'histoire de la gendarmerie nationale française, co-auteur de Histoire des polices en France (Belin, 2020)
Textes repris par Lénora Krief : Extraits de l'article de Gustave Hervé, L’exemple de l’apache, dans l’édition de La Guerre sociale du 12 janvier 1910.
Gilles Heuré a lu l'article de Gustave Hervé, L'exemple de l'apache, dans l’édition de La Guerre sociale du 12 janvier 1910.
Un documentaire de Lénora Krief réalisé par Marie Plaçais. Prise de son, Julie Garraud, Thomas Robine, Alexandre Abergele et Fabien Capel. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France et Antoine Vuilloz de la Discothèque de Radio France.
Musique : Chez les Apaches, par Aristide Bruant (extrait de Aristide Bruant à Montmartre / succès de 1905 à 1914 – EPM Record).
Extrait de Casque d’or (1952), film de Jean Becker.
Pour aller plus loin
- Liabeuf : le Dreyfus des anars, article sur le blog de Pierre Mazet, dédié au polar et à l’histoire.
- Liabeuf, le cordonnier apache de la rue Jouye-Rouve, portrait par Anne Steiner. En ligne sur le site Des gens, infos du Grand Paname.
- M. Lucien Leduc nous raconte les derniers moments de Liabeuf, le tueur d'agents, un article de Police Magazine (18 octobre 1931, en ligne via CriminoCorpus)
- La tuerie de la rue Aubry-le Boucher, article publié dans Le petit journal illustré (23 janvier 1910)
- Les criminels peints par eux-mêmes (1912) : Liabeuf et l’affaire de la rue Aubry-le-Boucher, en ligne sur le site CriminoCorpus
- Les derniers moments de Liabeuf font la Une de La Presse du (02 juillet 1910, via Gallica)
- Album of Paris Crime Scenes (08.1901) attribué à Alphonse Bertillon (1853-1914), chef de l'identification criminelle de la police de Paris, sur le site du Met Museum, New-York
- Les criminels peints par eux-mêmes de Raymond Hesse (Bernard Grasset, 1912, collection Marc Renneville). Raymond Hesse (1884-1967), est avocat. Son livre consigne les témoignages écrits de plusieurs criminels. Les affaires sont classées par mobile d’action. Sur le site Criminocorpus.org, musée d'histoire de la justice, des crimes et des peines.
- Dessins de Jean-Jacques Liabeuf sur le site Gazogène, la revue.
Demain, épisode 2 : L’affaire de la rue Aubry-Le-Boucher