Que peut penser la philosophie ?
Y a-t-il des objets plus respectables que d'autres ?
Parce qu'il n'y a pas que le temps, le bonheur ou la justice, tous les vendredis, nous donnerons la place à ce qui semble ne pas en mériter, à des objets inattendus...
Aujourd'hui : la ponctuation.
Il y a des sujets comme ça, pas forcément brûlants et loin d'être inintéressants, mais des sujets qui nous empêchent presque de parler. Et cela non par pudeur, gêne ou malaise, mais parce que les évoquer oblige d'emblée à réfléchir à ce qui relevait jusque-là du réflexe, à déconstruire ce que l'on croyait jusque-là naturel, spontané, normal.
Paradoxalement, ces sujets concernant en général la parole.
Pensez à ce que vous êtes en train de dire et vous perdrez immédiatement le fil de votre pensée. Parlez sans penser à ce que vous dites et vous serez précisément en train de dérouler votre pensée.
La ponctuation fait partie de ces sujets : nommez les virgules, VIRGULE, les points, VIRGULE, les points de suspension, VIRGULE, d'interrogation ou d'exclamation, TROIS PETITS POINTS / DEUX POINTS et vous aurez l'étrange sensation de perdre vos repères. N'y pensez plus, et vous retrouverez votre rythme...
L'invité du jour :
Peter Szendy, professeur en littérature comparée et en humanité à l'université de Brown aux Etats-Unis, conseiller auprès de la Philharmonie de Paris
La langue gesticule !
Il y a tout un rĂ©pertoire d'Ă©moticĂ´nes, infini, et qui se complexifie : certains dĂ©peignent des positions, des clins d'Ĺ“il, etc. On pourrait penser que c'est un phĂ©nomène rĂ©cent, mais je crois que quand le philosophe Adorno imagine que certains signes ont des moustaches, d'autres sont comme des feux verts, des feux rouges, il y a en fait toute une gestuelle inhĂ©rente Ă la ponctuation. On pourrait dire que les signes de ponctuation sont en quelque sorte des gestes dans la langue, et comme les gestes, ils n'ont pas un signifiĂ© prĂ©cis, donc la langue gesticule avec les signes de ponctuation !     Â
Peter Szendy
La coupure en psychanalyse, une question de ponctuation
Le moment de la coupure est vraiment extrĂŞmement important dans la sĂ©ance analytique. Notamment la coupure finale de la sĂ©ance, qui peut avoir une durĂ©e variable dans la pratique lacanienne, c'est Ă dire que le psychanalyste peut dĂ©cider que la sĂ©ance s'arrĂŞte très vite, sur un mot important qui a Ă©tĂ© prononcĂ© au bout de quelques minutes, et le patient reste avec ce mot qui rĂ©sonne, qui travaille, du fait de la coupure. Lacan a thĂ©orisĂ© cette durĂ©e variable de la sĂ©ance, qui est en fait essentiellement une question de ponctuation. Il dit notamment dans "Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse" que dans le discours du patient, la ponctuation de l'analyste peut transformer une histoire en un apologue, une longue prosopopĂ©e en une interjection, ou au contraire un simple lapsus en une dĂ©claration fort complexe, voire le soupir d'un silence pour tout un dĂ©veloppement lyrique auquel il supplĂ©e. Par la ponctuation de l'analyste, le discours devient plastique.         Â
Peter Szendy
Cligner des yeux, est-ce ponctuer ?
Le monteur et mixeur du cinĂ©aste Francis Ford Coppola, Walter Murch, a Ă©crit le livre "En un clin d'oeil" : on l'y dĂ©couvre thĂ©oricien de la ponctuation, dans un sens qui Ă©chappe Ă l'univers de la phrase, du langage Ă©crit. Il a cette dĂ©finition que j'admire Ă©normĂ©ment : "Nous clignons des yeux pour sĂ©parer". Pour lui, il est finalement nĂ©cessaire de donner un aspect discontinu Ă la rĂ©alitĂ© visuelle, sans quoi elle ressemblerait Ă un flux constant et incomprĂ©hensible de lettres sans sĂ©paration de mots, ni ponctuation. Cligner des yeux c'est phraser ce qu'on voit.                 Â
Peter Szendy
Textes lus par François Raison :
- Anton Tchékhov, Le point d’exclamation, 1885, dans Œuvres I, traduction d'Édouard Parayre, éditions La Pléiade, pages 1029-1030
- Theodor W. Adorno, Signes de ponctuation, 1956, dans Mots de l’étranger et autres essais : Notes sur la littérature II, traduction par Lambert Barthélémy et Gilles Moutot, éditions de la Maison des sciences de l’homme, page 42 (avec une musique de Anthony Romaniuk, Improvisation sur Der Leiermann, pour pianoforte)
Sons diffusés :
- Extrait du film Le boucher, de Claude Chabrol, sorti en 1970
- Musique de Christopher Tignor, The resonance canons
- Archive de Louis Aragon, Entretiens avec Francis Crémieux, le 17 janvier 1964
- Extrait du spectacle de Gad Elmaleh Papa est en haut, 2008
- Extrait de la série En thérapie, saison 1, épisode 21 réalisé par Mathieu Vadepied, 2021
- Extrait du film Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, sorti en 1979 ; et musique de Richard Wagner, La Chevauchée des Walkyries
- Archive de Walter Murch, monteur et mixeur de Francis Ford Coppola, Entretien avec Christopher Sykes, 2016
- Chanson de fin : Vampire Weekend, Oxford Comma