Après Aristote, Hume et Ravaisson, c'est-à-dire après l'habitude vertueuse, l'habitude nécessaire et l'habitude créatrice, c'est aujourd'hui d'une habitude plus insidieuse, déterminante et collective que nous allons parler, ou comment mes actions et mes pensées ne font souvent que reproduire un donné, un acquis, qui me précède et qui s'applique à tous ceux qui vivent dans la même sphère sociale que moi. La force de l'habitude à l'échelle sociale, c'est ce que nous permet de penser Pierre Bourdieu, dont la sociologue Nathalie Heinich vient nous parler aujourd'hui.
L'habitus : des déterminations collectives qui s'inscrivent dans le corps
"Bourdieu met l'accent sur l'idée de l'incorporation inconsciente de déterminations collectives, avec cette idée que plus cette incorporation se fait dans les corps des personnes, plus l'action de ces déterminations sera efficace, explique Nathalie Heinich. Ce qui est efficace, c'est d'avoir incorporé ses habitudes d'une façon telle qu'on ne s'en rend plus compte. La pensée critique de Bourdieu montre que, contrairement à ce que pensent spontanément les gens, on n'est pas agi par des déterminations personnelles, subjectives, mais par des déterminations collectives et cachées qui s'inscrivent dans le corps. Et c'est ça, l'habitus."
Une incorporation inconsciente
La dimension du corps est extrêmement importante, souligne encore Nathalie Heinich. "L'habitus est une incorporation, et non pas une conscience mentale lucide des choses. La dimension fondamentale qui différencie l'habitus de l'habitude est le caractère inconscient. Nous avons conscience de nos habitudes, même si nous n'avons pas besoin d'en avoir conscience pour les mettre en pratique. En revanche, l'habitus est quelque chose qui fonctionne sans qu'on en ait conscience, et même qui fonctionne d'autant mieux qu'on n'en a pas conscience. C'est une des marques de fabrique de la pensée de Bourdieu, cette idée que les individus sont agis par des déterminations d'ordre collectif dont ils n'ont pas conscience."
Les champs sociaux
Et ces déterminations jouent un rôle fondamental dans les déplacements entre les champs sociaux. "Si vous n'avez pas le bon langage du corps, la bonne façon de vous exprimer, la bonne façon de vous adresser à autrui, la bonne façon de vous habiller, vous n'aurez pas, ou très difficilement, accès à des niveaux supérieurs de la hiérarchie." Ainsi, quand Proust évoque, dans Du côté de chez Swann, "la simple gymnastique élémentaire de l'homme du monde", il montre, cinquante ans avant Bourdieu, comment "le corps est le porteur de façons d'être qui nous inclut dans une certaine catégorie sociale".
Ainsi, pour Bourdieu, note Nathalie Heinich, "l'habitus (le comportement du corps) et ce qu'il appelle l'hexis (l'apparence physique extérieure) sont des passeports d'entrée dans ces micro-univers de la mondanité beaucoup plus fondamentaux que l'ethos (les règles morales). Pour se déplacer et être intégrés dans ces milieux, avoir des règles morales est relativement secondaire face au fait d'avoir le bon costume, le bon habillement et les bonnes manières."
Extraits
- Extrait du match de football France-Brésil, 12 juillet 1998, finale de la coupe du monde, 3e but d'Emmanuel Petit, commentaires de Thierry Roland et de Jean-Michel Larqué.
- "Les grands entretiens du cercle", 28 avril 1998, Laure Adler interroge Bourdieu sur la sociologie.
- Le goût des autres, un film d'Agnès Jaoui avec Jean-Pierre Bacri et Anne Alvaro, 1999.
Musiques
- Renaud, Les bobos
- Ravel, Concerto en sol
- Reggiani, Le monsieur qui passe
- Zebda, Je crois que ça va pas être possible
Lecture
- Proust, Du côté de chez Swann.
Réalisation : Marie-Christine Clauzet
Lecture des textes : Jean-Louis Jacopin