"Je voudrais vous raconter l’histoire de la confiance, ou plutôt, celle d’un homme : sa vie longtemps ne fut que luttes, contre ses peurs, contre ses doutes, contre les autres… Sa confiance, il la voulait triomphale, son ego, il le voulait solide comme un roc, vif comme un diamant. Donnez-moi un point d’appui, je soulèverai la Terre, aurait dit Archimède. Donnez-moi un ego fort, je déplacerai des montagnes, répétait-il à son tour. Il eut bien quelques petites victoires, mais jamais vraiment cette confiance en lui ne fut au rendez-vous : il y eut toujours une peur pour revenir, un doute pour resurgir, un autre pour occuper le devant de la scène… Il confondait avoir confiance en lui et être sûr de lui et force était de le constater : il n’était toujours pas sûr de lui... Mais finalement, ce fut sa chance… Car d’autres certitudes s’épanouirent en lui, auxquelles un ego trop encombrant n’aurait probablement pas laissé suffisamment de place… Il n’était pas sûr de lui mais, devant ce paysage d’éclatantes vallées, il était sur de la beauté du monde. Il n’était pas sûr de lui mais, devant la fragilité, la vulnérabilité d’autrui, il était sûr de sentir dans son cœur cet élan, cet amour, cet impérieux besoin de prendre soin... Et finalement, c’est tout cela qu’il se mit à travailler, à nourrir, à cultiver, à fortifier : l’ouverture du cœur plutôt que la solidité de l’ego, l’amour des autres et du monde plutôt que l’amour de soi. La confiance tout court plutôt que la confiance en soi. N’est-ce pas là la vraie confiance, une confiance première, originaire, une confiance alors moins à conquérir qu’à retrouver, une confiance qui n’est peut-être même pas une confiance en, sauf à être tout simplement une confiance en la vie ?
Pour parler de la confiance, nous recevons un moine bouddhiste qui commença par être chercheur en génétique à l’Institut Pasteur, mais également photographe et auteur prolifique, notamment de ses Mémoires, les Carnets d’un moine errant, Mathieu Ricard qui, entre deux retraites dans l’Himalaya ou dans le Périgord Noir nous a rejoint dans la caverne de France Inter, sous le soleil de Platon, pour nous aider à méditer cette belle question : en quoi pouvons avoir confiance ?"
Matthieu Ricard, une philosophie de l'altruisme
Une philosophie de la sagesse, une philosophie éclairée, illuminée par ses maîtres. Une philosophie de l'altruisme, de l'amour universel, de la bienveillance, où l'on va chercher au fond de soi l'amour de soi et l'amour des autres. Une philosophie de l'exemplarité.
La confiance : la liberté intérieure
Interrogé sur la notion de confiance, Matthieu Ricard explique : « La confiance, c'est d'avoir progressé suffisamment vers la liberté intérieure. Gandhi disait « Le degré de liberté extérieure, dépend de notre liberté intérieure ». Si on est l'esclave de ses espoirs, de ses pensées, que l'on passe son temps à ruminer le passé et à anticiper le futur, que l'on est distrait dans le moment présent, on est d'une fragilité extrême. Cela va à l'encontre de la confiance.
Mais si on est libre de tout ça, on ressent presque l'allégresse, de voir qu'on a les ressources intérieures pour gérer les hauts et les bas de l'existence, qu'au fond du fond, subsiste cette conscience éveillée, la conscience pure. En cas de tempête ou de calme plat en surface de l'océan, il reste la profondeur. L'erreur est d’imaginer notre conscience telle qu'on l'entend : un flot dynamique en constante transformation, des moments de conscience qui se succèdent, et un contenu mental.
Car derrière tout ça, il faut bien qu'il y ait quelque chose, une sorte de faculté lumineuse, quelque chose qu'on perçoit du monde extérieur, de notre monde intérieur par rapport à un caillou qui est opaque du point de vue cognitif.
Cette conscience pure, même les neuroscientifiques le reconnaissent est peut-être sans construction mentale. Et c'est ce qui permet l'ensemble des émotions, des raisonnements, des pensées, mais qui permet la transformation. Car si la haine, la jalousie ou autre chose, était gravée au plus profond de nous, on ne pourrait jamais s'en débarrasser.
Dans cette conscience pure est un peu le refuge ultime, une liberté qui va contre l'idée d'un déterminisme absolu. Et c'est la source du libre-arbitre. Et c'est ce qui donne confiance : on n'est jamais coincé dans quoi que ce soit. »
Le problème, c’est l’égo
A l'inverse, explique Matthieu Ricard : « Le sentiment exacerbé de l'existence et de l'importance de soi est le début de la vulnérabilité. Le monde entier devient alors une menace ou un instrument. Tellement centré sur soi qu'on en oublie les autres. Ne fais pas aux autres des choses qui pourraient les faire souffrir. »
Conseil à un ados qui souffre du regard des autres
L’adulte se trouve souvent démuni face à un jeune qui s’inquiète de ce que les autres pensent de lui. Mathieu Ricard propose de cultiver ses valeurs internes :
« Ce sentiment est celui, exacerbé, de l'ego. Vous savez que le personna, la personne, veut dire masque. Comme celui de l'artiste. Au lieu d'essayer de faire venir la surface du meilleur de soi-même, d'épanouir des qualités humaines fondamentales, on veut remplacer cela par une sorte de façade qu'on se fabrique. Et on sait que toutes ces valeurs « externe » fondées sur l'apparence de soi, sur le beau costume, sur les belles bagnoles, etc… Des psychologues ont montré que si vous vous cherchez un bonheur hédoniste et vous ne le trouverez pas. Vous avez beaucoup de relations, mais très peu d'amis véritables. Si vous n'êtes pas concernés par les problèmes globaux, vous êtes donc moins épanouis.
Mais si vous avez des valeurs intrinsèques, et développez des qualités humaines, la bienveillance, etc, c'est tout le contraire. Vous développez un bonheur eudemonique (doctrine morale selon laquelle le but de l'action est le bonheur), une manière d'être, un sentiment d'accomplissement, et de plénitude. Vous êtes moins dépendant du regard des autres.
Dans le bouddhisme, sur le regard des autres, on dit : "Laissez les parler comme s'ils parlaient de quelqu'un mort depuis longtemps… Cela n'a aucune importance. On appelle ça les huit considérations mondaines le gain et la perte, la louange et la critique, la renommée et l'obscurité. Elles sont plaisantes ou déplaisantes. Mais, il faut être libre de ça. Ça ne veut pas dire qu'on devient indifférent, mais ça ne doit absolument pas vous affecter. »
La perfection pour se libérer de ses poisons mentaux
Dans son livre, le moine bouddhique évoque un mot qui peut paraître surprenant : la perfection. Matthieu Ricard s'explique : « Il faut se méfier des grands mots avec des majuscules… Nous sommes tous un mélange d'ombre et de lumière. On peut se dire : « C'est comme ça que je suis. C'est à prendre ou à laisser et c'est ce qui fait ma personnalité, mon originalité ». Or, ce n’est pas une situation optimale. Que vous disent les sciences contemplatives et les neuroscientifiques ? On peut absolument, peu à peu, émotion après émotion, construire la haine et la jalousie, soit au contraire, la dissoudre, de sorte qu'on la réprime, pas dans un coin comme une bombe à retardement, mais elle disparaît finalement de notre esprit.
Pour le bouddhisme, la perfection est très simple. Il y a ce qu'on appelle des poisons mentaux. La haine empoisonne notre existence et celle des autres, comme l'orgueil, l'arrogance, la jalousie. Donc, on définit un certain nombre de ces facteurs mentaux, affectifs et on se dit qu’on serait mieux si on était libre de cela. Et par l'absence de jalousie, on n’atteint pas simplement une sorte de neutralité ennuyeuse, mais c’est la réjouissance. On se réjouit des qualités d'autrui, l'absence de l'arrogance, c'est l'humilité, qui est une magnifique qualité. On dit que l'orgueil ne reste pas au sommet du rocher. Les qualités humaines demeurent. Donc, on serait un meilleur être humain si on avait moins de haine. Donc la perfection, c'est l'idée que peu à peu il y a de moins en moins d'ombre et qu'on soit libre de ces poisons mentaux. »
Le besoin de maîtres, pour s'aider
Dans ses mémoires, Matthieu Ricard évoque son besoin de maîtres, qui à une époque égalitariste comme la nôtre où chacun pense qu'il vaut autant que l'autre… L’idée peut étonner.
« Dans le bouddhisme, tout le monde vaut autant que l'autre, puisqu'on a tous la nature de Bouddha au fond de nous. C’est une pépite d'or. Simplement, il faut la faire remonter à la surface. Vous avez des grands pianistes comme Alfred Brendel qui font des master class. Vous avez des grands marins qui vous apprennent à naviguer pour faire le tour du monde. S’en remettre à un maître, c’est décider que quelqu'un qui en connaît plus que vous, va vous aider à devenir un meilleur être humain. Il va vous aider à trouver comment se débarrasser de poisons mentaux ? Comment essayer de mieux comprendre la réalité ? Est-ce qu'elle est permanente, interdépendante ou constitue-t-elle une entité autonome ?
Comment sait-on qu’on ne s’est pas trompé de personne ?
Comment Matthieu Ricard a-t-il su face à Kangyour Rinpoché qu'il avait trouvé le bon maître ? « Lorsqu’on se trouve en présence de quelqu'un qui a à la fois d'une grande solidité, comme une montagne, mais en même temps d'une bienveillance... Un poète tibétain, Milarépa dit « On voit à la mine de quelqu'un s'il a bien mangé ou pas ». Avec certaines personnes, au bout de 10 minutes, on se sent bien, on a envie de rester avec eux. Ce qu'ils disent vous fait du bien, et vous nourrit. Cela peut être une impression superficielle et cette personne peut être un charlatan avec du bagou. Mais quand, au fil des années, vous voyez que cette bienveillance ne se dément jamais, il n'y a pas de défaut dans la cuirasse, jamais une pensée ou une parole qui pourrait faire du tort à autrui. Quand on voit cette cohérence-là… »
L’émerveillement pour cultiver l'altruisme
Matthieu Ricard parle beaucoup d'émerveillement. Pourquoi ? « L’émerveillement, c’est plus grand que vous. Si vous vous vous émerveillez devant la beauté de la nature, cette immensité, cette interdépendance, vous allez la respecter, Vous n'allez pas la détruire. Tout ce qui nous émerveille nous inspire de manière extrêmement constructive. Des études scientifiques sur l'émerveillement montrent que les enfants qui ont des images qui les émerveillent ont ensuite des comportements plus altruistes.
Sur l’environnement, les gens sont fatigués. Ils ne veulent plus entendre ces mauvaises nouvelles. Et j'avais entendu dire parler d'une exposition dans une ville allemande où grâce à des photos de magnifiques paysages, les gens étaient plus notre écologie. En tant que photographe, c'est ce que je cherche à faire avec la part sauvage du monde : montrer la beauté de la nature et de la nature humaine pour redonner confiance. »
Cultiver la bienveillance envers les autres espèces
Matthieu Ricard s'insurge : « Aujourd’hui, le monde, y compris les 8 millions d'espèces d'animaux, est un instrument pour les êtres humains. C’est complètement délirant. Nous sommes dans le : « Nous sommes tout et ils sont rien ». On estime à 120 milliards le nombre d'homo-sapiens, il y a 10 000 ans, ils n’étaient que 5 millions. C'est le nombre d'animaux qu'on tue tous les deux mois pour nos prétendus besoins. C'est beaucoup de morts. Il y a un manque de cohérence dans notre éthique, dans notre morale. Il faut se demander qu’est-ce que c'est que la bienveillance, et comme peut-on l'étendre à tous les êtres sensibles ? »
L’égoïsme universel n’existe pas
Matthieu Ricard ne croit pas que l'égoïsme mène l'homme : « À l’opposé de l’égoïsme universel, le bouddhisme parle plutôt d'une sorte de bonté originale, à savoir qu'il y a toujours ce potentiel, comme une pépite d'or. Elle peut être tombée dans la boue, ou dans les cabinets ou ignorée pendant longtemps. Mais une fois que vous l’avez sorti et l'avez fait briller, il y a toujours cette possibilité… Tous les travaux en psychologie contemporaine montrent que l'idée de l'égoïsme universel, est une fiction de salon. Toutes les études depuis 50 ans, ont confirmé qu'il y avait un grand pourcentage de gens qui agissaient de manière parfaitement altruiste et que c'était notre nature.»
Archives et extraits
- Lecture du livre Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, sur l'égoïsme (paru en 1819)
- Extrait du documentaire Vers un monde altruiste, de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade (2015)
- Lecture par Charles Pépin, de la fin des Carnets d'un moine errant - Mémoires de Matthieu Ricard, mémoires de Matthieu Ricard (2021)
Programmation musicale
Tête en l'air,* de Jacques Higelin
Somaw*, de Fatoumata Diawara & Angie Stone