Dans son livre "Il n'y a pas de Ajar. Monologue contre l'identité", Delphine Horvilleur imagine un fils à Émile Ajar, nom sous lequel Romain Gary a écrit. Ce fils s'appelle Abraham et elle lui fait raconter son histoire. "C'est une façon de se demander de qui on est les enfants. Dans nos obsessions identitaires, il y a beaucoup de gens qui pensent qu'on est ce que nos naissances, nos ethnies, nos parents, nos filiations ont fait de nous mais dans ce texte, je suggère qu'on n'est pas juste les enfants de nos familles. On est bien souvent les enfants des livres qu'on a lus, des histoires qu'on nous a racontées, des fictions qui ont été les nôtres, celles qu'on nous a confiées et celles qu'on a inventées pour nous-mêmes", explique l'auteure. "En inventant un personnage qui s'appelle Abraham Ajar, je suggère qu'on est les enfants cachés de tous ces récits."
D'après Delphine Horvilleur, "Romain Gary détient une clé pour nous aider en ces temps d'obsession identitaire". Il "a démontré qu'on n'était pas uniquement ce qu'on dit qu'on est, même pas que ce qu'on dit qu'on pense, il s'est réinventé et j'ai pensé qu'il était important de réutiliser cet esprit-là pour repenser, critiquer, revisiter ce qu'il se passe aujourd'hui".
La peur de l'autre
Delphine Horvilleur dit des lecteurs de Romain Gary qu'ils ont en commun "une profonde mélancolie, très exactement proportionnelle à leur passion de vivre, une volonté farouche de redonner à la vie la puissance des promesses qu'elle a fait un jour et qu'elle peine à tenir". "C'est la vie et c'est même la survie", souligne-t-elle. "La particularité de Romain Gary est d'être un survivant, il est né en 1914 et survit à ce temps de tragédie, survit à l'antisémitisme qui assassine les siens, survit à la guerre en tant que combattant et aviateur. Mais surtout, il s'engage dans un processus de sur-vie, à se demander toujours comment on peut faire pour que la vie soit plus grande que la vie, comment on peut faire pour que nos vies soient au-delà de ce qu'on avait placé sur nos épaules, plus grande que tout ce qu'on avait imaginé."
Aujourd'hui, l'écrivaine décrit l'identité comme "une idée morbide, une saloperie". "Elle l'est toujours quand elle convint quelqu'un qu'il n'est que ce qu'il croit qu'il est. Quand l'identité vous convint que vous êtes assigné à résidence, que vous n'êtes que votre ethnie, votre héritage", explique-t-elle. "Je vois aujourd'hui les conséquences de ces discours-là (...) Salman Rushdie disait que la simplification de nos identités nous amène à voir très vite en l'autre un ennemi et c'est ce à quoi on assiste aujourd'hui. À partir du moment où nos identités sont simplifiées, appauvries, l'autre devient très vite un ennemi qu'il nous faut combattre." Dans ce contexte, elle distingue trois identitarismes : les extrêmes politiques, les fondamentalistes religieux et un identitarisme plus contemporain, qui fait de nous de simples héritiers d'une couleur ou d'une race.
Pour Delphine Horvilleur, l'obsession actuelle de l'identité est "sans doute le reflet d'une peur très profonde de l'inconnu, de tout ce qu'on ne maîtrise pas" et "le reflet d'une tension intergénérationnelle très forte".
S'enfermer dans son identité
Mais l'appartenance à une communauté permet aussi de se revendiquer pour se faire entendre. N'est-ce pas aussi la vertu de l'identité ? "À condition que ça ne nous enferme pas", nuance Delphine Horvilleur. "La question de l'appropriation culturelle est légitime, il y a des gens dont la voix a été éclipsée et il faut s'assurer qu'aujourd'hui ils ont voix au chapitre. Mais ce n'est pas possible qu'au nom de l'appropriation culturelle, chacun d'entre nous soit enfermé dans sa propre peau, ne puisse plus parler qu'au nom de son identité".