Dans son billet critique quotidien, Lucile Commeaux porte son regard tranchant et pétillant sur un objet culturel.
Aujourd'hui, le film Everything, Everywhere All at Once de Daniel Scheinert et Daniel Kwan sorti en salles le 31 août.
"Tout, partout, tout à la fois" : le titre ressemble à un caprice d’enfant. Et en effet, c’est un peu ça, dans le bon sens du terme, que nous livrent les Daniels – un couple de réalisateurs qui ne sont pas frères mais qui partagent le prénom Daniel, respectivement Scheinert et Kwan.
Ce film d'action se choisit le même sujet que bien des films récemment (surtout ceux de la franchise Marvel) : le multivers. Le multivers, c’est l’idée qu’il existe des univers parallèles au nôtre dans lesquels nous évoluons aussi sous d’autres formes déterminées par nos différents choix. C’est vertigineux, et c’est ce que découvre l’héroïne à l’orée du film. Elle s’appelle Evelyn Wang et est interprétée par Michelle Yeoh (cette grande actrice des films d’arts martiaux des années 2000). Evelyne a une cinquantaine d’années et tient avec son mari une blanchisserie dans une grande ville américaine ; elle passe une journée compliquée : son vieux père avec qui elle avait rompu vient d’arriver de Chine, sa fille Joy veut lui présenter sa petite amie et elle doit ordonner des dizaines de factures avant un rendez-vous avec l'inspectrice des impôts. En un mot, c’est la crise. C’est déjà "tout partout tout à la fois" dans sa vie, quand un avatar de son mari vient lui annoncer que parmi toutes les versions d’elles-mêmes qui existent dans le multivers, elle a été choisie pour combattre les forces du mal...
Le multivers et le carnaval
Tout cela ressemble beaucoup à l’argument du dernier film Marvel sorti cette année, Doctor Strange in the multivers of madness, qui était de mon point de vue une catastrophe absolue et la confirmation que Marvel et une grande partie des blockbusters hollywoodiens s’enferrent depuis des années dans une logique mortifère : celle du repli et de l’auto-référencement, une espèce de magma auto parodique qui oublie complètement le récit pour faire des blagues aux initiés. Dans Dr Strange, le multivers échoue totalement à être ludique parce qu’il est traité comme un substrat pseudo philosophique et pas comme une forme. Alors que dans le film des Daniels qui nous occupe aujourd’hui, le multivers est un prétexte pour jouir de multiples possibilités du cinéma. On sent à l’écran un vrai désir de faire des images et derrière ce désir une certaine forme de singularité. Dans la première partie du film, Everything everywhere all at once a un auteur, avec des idées de mise en scène et une envie de profiter à l’image de cet argument du multivers. Ça se voit notamment dans un goût très prononcé pour les costumes. Citons cette scène notamment où Evelyn est confrontée pour la première fois à l’ennemi, figure omnipotente du multivers puisqu'elle peut vraiment être tout partout à la fois sans que ça ne la rende folle. Dans cette scène, elle change d’apparence toutes les cinq secondes : star de la pop en lamé, catcheuse mexicaine multicolore, danseuse de rumba en satin... Ici, le multivers est moins une fable technologique qu’un vaste carnaval avec des confettis et des tissus partout. D’ailleurs, le moyen d'accéder à un autre univers n’est pas une montre magique ou un gadget sophistiqué, mais il s'agit de faire je cite : “un truc invraisemblable”, comme manger son stick à lèvres ou sniffer une mouche par exemple.
C’est ludique et c’est drôle, d’autant que le film enserre paradoxalement l’infinie possibilité du multivers dans un champ tout petit, celui de cette famille banale issue de l’immigration chinoise, avec au cœur cette héroïne de cinquante ans filmée dans des lieux tout sauf spectaculaires : un lavomatique ou un bureau des impôts par exemple. C’est à la fois la force et la faiblesse du film, qui, malheureusement et fatalement (parce que ce film reste néanmoins un gros blockbuster), prend l’embranchement à mi-chemin du bon sentiment familial et s’achève dans une vaste concorde gnangnan. Il promettait le chaos, il le tenait plutôt bien, dommage que la bonne morale cadre finalement le récit.
Lucile Commeaux
- Everything everywhere All at Once de Daniel chneinert et Daniel Kwan avec Michelle Yeoh, Ke Huy Quan, Jamie Lee Curtis... En salles depuis le 31/08