Nous en parlons avec Dominique Costagliola, directrice de recherche de classe exceptionnelle à l’INSERM, directrice adjointe de l’Institut Pierre Louis d’Epidémiologie et de Santé Publique (INSERM), membre de l’Académie des Sciences.
Que sait-on du profil des personnes qui ont été malades du Covid-19 ?
Nous n’avons pour le moment que très peu d’informations, car nous n’avons pas encore d’études sur une large cohorte de population. Les données dont nous disposons sont liées aux hospitalisations, et elles sont encore incomplètes puisque, par exemple, nous n’avons pas d’informations génétiques sur les personnes, ni sur leur système immunitaire. D’une certaine manière, on n’a de données que pour la pointe de l’iceberg qu’est cette épidémie.
Le premier facteur qui entre en ligne de compte est l’âge, qui apparaît très clairement dans toutes les études qui ont pu être faites, en Europe comme en Chine.
C’est d’autant plus marqué chez les personnes qui ont des formes très graves. Par exemple, si on regarde le bilan au 7 mai de Santé Publique France, il y a eu 3506 personnes entrées en réanimation entre le 16 mars et le 3 mai, dont 1225 personnes âgées de 65 à 74 ans et 642 de plus de 75 ans. Sur les décès survenus en réanimation à l’hôpital dans cette même période, les trois-quarts étaient âgés de plus de 65 ans. En revanche, il n’y a eu que 24 enfants entrés en réanimation dans le même temps.
Ensuite, on constate que les trois-quarts des personnes admises en réanimation avaient une (ou plusieurs) comorbidité(s). C’est le cas pour plus de 84% des personnes décédées.
Quelles sont ces comorbidités ?
On relève le surpoids, le diabète, les pathologies cardiaques et pulmonaires ou l’hypertension.
Ce sont des facteurs de risque similaires à ceux que l’on retrouve pour la grippe. En revanche, ce que l’on n’arrive pas à bien percevoir, c’est le rôle que joue la fragilité des personnes.
Qu’appelez-vous la fragilité ?
Nous n’avons pas tous l’âge du calendrier. On peut être plus jeune et très fragile ou âgé et peu fragile. Par exemple, une personne de 65 ans qui a du mal à se déplacer parce qu’elle est obèse est plus fragile qu’une personne de 75 ans qui est en pleine forme et qui marche dix kilomètres par jour.
En Grande-Bretagne, une étude qui porte sur une large cohorte, 17 millions de personnes, a été prépubliée sous l’égide de l’Université d’Oxford, qu’apprend-on ?
Rien. Il ne faut pas se laisser impressionner par ce chiffre de 17 millions de personnes ; cette étude est hélas sans intérêt. Car les chercheurs sont partis d’une large population générale qui est suivie depuis longtemps, qu’ils confrontent aux décès de personnes de cette cohorte. Mais il manque une donnée essentielle, c’est de savoir qui de ces millions de personnes a été malade du Covid-19.
Faute de cette connaissance, on ne peut pas démêler les facteurs liés au risque de l'attraper des facteurs liés au risque d'en décéder si on l’attrape ; or ces facteurs peuvent être bien différents. Par exemple on pourrait très bien imaginer que le tabac réduise la capacité du virus de s’installer dans l’organisme mais que, s’il parvient à s’installer, le fait d’être fumeur devient alors un facteur délétère comme pour beaucoup d’autres pathologies pour lesquelles les fumeurs meurent plus que les autres.
Donc quand cette étude explique que les fumeurs décèdent peu du Covid-19, on ne peut pas faire confiance à ce constat ?
Exactement. Dans l'analyse ne prenant en compte que l'âge, le sexe et le fait de fumer, le risque de mourir est 1,25 fois plus élevé chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Après ajustements sur l'ensemble des facteurs pris en compte, les chercheurs aboutissent à un risque de décéder de 0,88 chez les fumeurs, autrement dit plus faible que pour une personne qui ne fume pas.
Là, il est probable que la différence soit liée à l'ajustement sur le fait d'avoir des maladies cardiovasculaires ou respiratoires qui sont à la fois liées au risque de décéder et au risque d'être fumeur et qu'il n'aurait sans doute pas fallu ajuster sur ces variables pour répondre à la question de l'effet du tabac.
Il est donc plus que probable que le tabac soit un facteur aggravant lorsque l'on est infecté et avec cette étude on ne peut pas dire si le tabac est ou non un facteur protecteur sur le risque d'attraper la maladie.
Pourtant, il y a eu toute une série d’études qui laissent penser que les fumeurs meurent moins du Covid-19, notamment l’étude de la Pitié Salpétrière et celle réalisée sur l’équipage du porte-avions Charles de Gaulle…
L'étude de la Pitié est une étude écologique, qui consiste à simplement comparer deux populations, comme cela se fait souvent en écologie : par exemple la proportion de fumeurs hospitalisés du Covid-19 par rapport à la proportion de fumeurs dans la population générale. Rien ne dit que les malades qui ont été hospitalisés là-bas sont représentatifs de la population générale.
L'étude sur l’équipage du porte-avions Charles de Gaule est plus informative car on a testé tout l'équipage et la plupart ont accepté de participer à l'étude et de répondre sur leur exposition au tabac. Elle est donc à ce jour un des plus convaincante pour évoquer un rôle protecteur du tabac sur le risque d'attraper la maladie. En revanche, il y a peu de formes graves et donc on ne peut pas dire grand-chose sur les facteurs de risque de formes graves à partir de cette étude.
C’est pour cela qu’on attend beaucoup des deux études épidémiologiques Sapris et EpiCov, qui ont été lancées sous l’égide de l’Inserm. Sapris, par exemple, nous donnera des données d’exposition, par exemple au tabac, mais aussi des informations sur les pathologies et les traitements suivis par les personnes de la cohorte. Ces données, et notamment sur le tabac, ont été collectées dans un autre cadre, et indépendamment de l’épidémie de Covid.
Contrairement à l’étude britannique, les chercheurs disposeront des informations sur les participants qui ont été malades du Covid-19 ?
Oui, et c’est un point essentiel : les participants volontaires vont notamment subir un test sérologique qui permettra de savoir s’ils ont contracté le virus à un moment donné. On pourra étudier les associations et évaluer leur causalité et par exemple l'impact du tabagisme d'une part sur le risque d'être infecté par le virus et d'autre part sur l'évolution de la maladie lors qu'on est infecté. On saura aussi si certains médicaments liés à des pathologies chroniques protègent du Covid-19 ou au contraire ont des effets délétères. La question se pose par exemple pour des traitements contre l’hypertension qui agissent sur la protéine ACE2, une voie d’entrée du virus Sars-CoV-2 dans les cellules, et qui pourraient donc jouer un rôle protecteur face à ce dernier.
En Allemagne et en Suisse, certains organismes pratiquent de nombreuses autopsies sur des victimes du Covid-19. Peut-on en apprendre sur le profil des malades, par exemple des comorbidités qui n’étaient pas connues pour certains patients ?
Probablement pas. D’abord parce qu’on ne peut pas procéder à un grand nombre d’autopsies. Ce type d’études renseigne surtout sur les dégâts causés par la maladie dans l’organisme des personnes décédées, pour par exemple déterminer si d’autres organes ont été atteints.
C’est surtout par l’épidémiologie qu’on en saura plus sur les comorbidités associées à cette maladie, et on pourra aussi déterminer si les personnes guéries après avoir été gravement malades garderont ou pas des séquelles.
Par exemple, certains patients se sont retrouvés en insuffisance rénale à un moment donné, au cours de leur hospitalisation. Il faudra suivre ces personnes à long terme pour voir si leur fonction rénale a retrouvé ses capacités normales.
Recueilli par Denis Delbecq le 15 mai 2020
Pour en savoir plus:
• L’âge, premier facteur de risque pour les formes graves du Covid-19 (Le Figaro, 12 mai 2020)
• En Grande-Bretagne, une vaste étude génétique va démarrer sur 20 000 personnes qui ont été en réanimation et 17 000 qui n’ont eu que des symptômes légers (STV News, 13 mai 2020, en anglais)
• Etude britannique sur 17 millions de personnes de plus de 18 ans - dont 5683 décès attribués au Covid-19 - OpenSAFELY (prépubliée)
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