Les cinq années passées entre la prison de Saint-Michel de Toulouse et le centre de détention de Muret entre 1978 et 1983 vont l’amener aux sources de la connaissance. De la prison, il évoque souvent qu’elle a été le lieu possible pour une renaissance intellectuelle, grâce à la lecture et la découverte des champs immenses de la philosophie. L’incarcération a été pour lui l’occasion de penser le monde hors du monde, et d’ausculter la société dans ses arcanes à la lumière de Platon, Kant, Heidegger et Derrida qui deviendra son mentor des années plus tard.
En prison, Bernard Stiegler se donne les moyens de retourner la situation à son avantage, au prix de sacrifices dont seul un homme au bord du désespoir est capable. Ainsi, il entame une grève de la faim durant un mois, il passe au mitard, s’impose une discipline de fer. Le but : obtenir le droit de disposer d’une cellule individuelle pour mettre en oeuvre son projet naissant : lire, écrire, étudier.
Son ami, le professeur de philosophie Gérard Granel obtient des droits de visites d’avocat, et lui transmet des ouvrages qui vont guider sa formation. Le grand professeur l’inscrit à l’université de Toulouse dans un cursus de philosophie par correspondance, ce qui lui permettra de passer des examens et d’obtenir ses diplômes.
Mais se plonger dans la philosophie est un exercice éprouvant, exigeant, particulièrement pour un novice. Et c’est tant mieux : Bernard Stiegler va exclusivement dédier son temps à l’exploration de la philosophie depuis le début : Platon, Aristote, et progresser vers la philosophie analytique, avec Kant, Hegel, Heidegger, puis contemporaine. Il découvre alors Jacques Derrida, qui deviendra son mentor des années plus tard.
Comment fait-on de la philosophie en seul en prison ? En fait, je n’étais pas seul. Mes professeurs m’envoyaient des livres, et me guidaient dans l’étude des textes. J’étais accompagné, mais à distance. Et c’est la meilleure des manières d’apprendre. Cela évite la fascination et l’idéalisation, que les étudiants éprouvent pour leur professeurs lors des cours magistraux. Moi, j’ai pu, avec cette distance, cultiver une relation privilégiée avec eux, comme Derrida ou Lyotard, qui étaient des profs extraordinaires. Bernard Stiegler
Ce qu’il l’inspirait le plus était la phénoménologie. En appliquant un de ses principes à sa propre existence, Bernard Stiegler opère en lui-même une réduction de la thèse du monde, une suspension du monde, pour étudier ce monde hors du monde. Il fait alors de son espace et de son temps un laboratoire phénoménologique, pour, à la lumière des savants du passé, disséquer les ressorts de la décadence sociale qu’il pressent.
J’étais un paria, en dehors du monde, et de fait, en suspension de la thèse du monde. Et la je me suis dit que j'avais la chance extraordinaire de me trouver dans un laboratoire phénoménologique à plein temps. Alors, je pouvais produire des expériences philosophiques uniques dans l’histoire du monde. Et là, je vais découvrir que finalement, il reste quelque chose, dans ce non-monde : les livres. Et c’est ainsi que j’ai découvert Derrida. Bernard Stiegler
A sa sortie de prison, Granel réalise qu’il lui faut rencontrer Derrida, alors à Normal Sup’. Il lui envoie une longue lettre portant ses ambitions, prend l’avion et se rend à Ulm pour lui demander de devenir son maître, son directeur de thèse. Plongeant pleinement dans le monde de la philosophie contemporaine, il parcourra dans les années suivantes une ascension fulgurante. Il s’inscrit en maîtrise, se rapproche de Derrida dont il va intégrer les séminaires du Collège International de Philosophie dont il est le fondateur. Il est mandaté par le ministère de la Recherche, et passe sa thèse en 1993, “La Faute d’Epiméthée : la technique et le temps ”, portant sur Heidegger et la question du temps. Des problématiques qui préfigurent l’évolution technologique, la notion de réseau connecté, la numérisation des usages de la société. Des enjeux qu’il va étudier et analyser tout au long de sa carrière.
Je m'entendais très bien avec Jean-François Lyotard, et j’avais obtenu un crédit pour étudier les enjeux des nouvelles technologies. C'était les débuts de Macintosh, de la micro-informatique, bien avant l’avènement de l’internet et du web. D’ailleurs, j’ai toujours voulu que ma pratique philosophique soit ancrée dans le réel, le réel social, économique, scientifique, technique. Bernard Stiegler
Remerciements à l'association Ars Industrialis et à Benoît Robin, membre de Ars Industrialis.
Une série d'entretiens proposée par Céline Loozen. Réalisation : Guillaume Baldy. Attachée de production : Daphné Abgrall. Prise de son : Georges Thô. Avec la collaboration d'Iseult Sicard.
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