A la rentrée de septembre, encore plus que les années précédentes, on a entendu parler des décrocheurs scolaires, corona oblige. Les profs, les spécialistes et les élus, tous avaient une opinion : l’heure était grave. Mais comment l’ont-ils vécu, eux ces « invisibles », ceux qu’on n’entend jamais, parce qu’on a bien du mal à leur mettre la main dessus ? Asma et Tessa sont deux jeunes filles de 17 et 20 ans, elles habitent en Seine St Denis. Elles racontent leurs confinements, et les conséquences inattendues sur leurs parcours riches et chaotiques.
Si le virus a accentué les inégalités sociales, il a aussi, et cela va de pair, accentué les inégalités scolaires. Manque d’ordinateurs, manque de place, manque d’aide possible à la maison, au mois de mai, on estimait à 10 % des effectifs le nombre d’élèves n’ayant donné aucune nouvelle pendant le confinement. Pour les élèves en bac professionnel, ce chiffre frôlait les 15 %, et atteignait presque 50 % en CAP. En septembre, certains ont eu très peur de ne pas les voir revenir, ces décrocheurs, mais ils sont revenus, peu à peu. Et ils ont commencé à raconter ce que le confinement leur avait fait. Comme « une goutte d’eau », parfois en trop, dans un long parcours personnel et scolaire compliqué.
- Asma a 20 ans et habite en Seine Saint Denis. Pour elle, les difficultés scolaires ont commencé en quatrième.
_J’ai commencé à me faire harceler au collège. En gros, on me traitait de Zombie, parce que depuis la primaire, je suis quelqu'un de très anxieuse. Du coup, je n'ai jamais eu un super sommeil, je dormais en classe, et j'avais toujours beaucoup de cernes. _
Asma avait aussi une mauvaise image des professeurs, dont certains n’avait pas hésité à l’humilier en public, selon elle.
Je m'étais fait une idée de l'école hyper négative. Je me disais déjà que les élèves étaient méchants, et que partout, des gens pourraient se moquer de moi. Donc, changer de lycée, ça ne serait même pas une solution.
Commence alors un long parcours de troubles alimentaires et d’hospitalisation en psychiatrie. Au bout de trois ans, Asma a le déclic, et décide de reprendre les études. Elle est acceptée au micro-lycée du Bourget, un lycée à la pédagogie particulière qui s’occupe de décrocheurs. L’année dernière, Asma a le sentiment d’être sur une pente ascendante, quand arrive le confinement.
_Ce confinement, je l'ai mal vécu. Pour moi, ça a été comme un retour en arrière… On était tous un peu isolés dans nos chambres, mon frère, ma mère, mon père et moi. J'ai été toute seule avec mes idées, je me levais juste pour faire des crises de boulimie… En fait, on était tous un peu perdus. _
Après, il a fallu ressortir, puis retourner à l’école. Paradoxalement, la transition s’est plutôt bien passée, mais Asma a quand même l’impression que tout cela l’a abimée.
Là, ça va, depuis le début de l'année je n'ai pas loupé de cours parce que je me force. J'ai l'impression que je suis quand même plus armée qu'avant, mais j'ai peur de la rechute. **Et s’il y a un nouveau confinement, je pense que pour moi, ça serait trop dramatique. **
- Tessa n’a pas encore 18 ans. Pour elle aussi, le confinement a réveillé de vieux fantômes. En mars, l’année dernière, ça faisait deux ans qu'elle avait « décroché ». Petite, elle avait été dans une école coranique ou ça s’était mal passé. Après avoir été séparée de sa famille à cause de problèmes relationnels, elle retrouve le chemin de l’école publique, mais cela reste compliqué.
_On m’a dit que je devais suivre une voie générale et pas professionnelle. Moi, je voulais travailler avec les animaux. Je ne voulais pas rester assise sur une chaise, je voulais vraiment voir de mes yeux et pas juste regarder un tableau. Mais ils m'ont mis dans une classe classique et ça ne s'est pas bien passé . _
Après, Tessa est mise en SEGPA (une classe qui accueille des élèves présentant des difficultés d’apprentissage « graves et durables ») et s’enfuit. Le confinement la cueille en pleine période de doute, d’autant que le juge lui impose de le passer auprès de sa « vraie » famille.
_Mon père, ça fait des années que je ne lui parle pas, mes frères, on ne se parle pas, on se déteste et on ne peut pas cohabiter ensemble. Du coup, le confinement, ça ne s'est pas bien passé. J’allais chercher la bouffe dans la cuisine, je mangeais dans ma chambre, je n’avais aucune conversation avec personne. _
Des difficultés relationnelles, qui tournent principalement autour de la religion, et surtout, d’après elle, comment on cherche à la réécrire et à l’imposer aux autres.
Le confinement a été tellement dur qu'il a provoqué un déclic chez elle, et les éducateurs de l’association « Rencontre 93 » qui l’accompagnent n’en reviennent pas ! Tessa va sans doute réaliser son rêve, devenir auxiliaire vétérinaire.
_Disons que c'est positif ! J'ai avancé et je me dis que je n'aurais jamais pu faire ça sans le confinement Je n'aurais pas pu avoir le temps pour réfléchir et pour me dire non, t’es pas bien, t’es une merde, faut que tu avances ! _
Reportage : Sophie Simonot
Réalisation : Alexandra Kandy-Longuet
Musique de fin : "Feeling good" par Ms. Lauryn Hill, 2015
Merci à Assia, Tessa, Kelly et Nacim et tous les élèves rencontrés qui ont permis de préparer cette émission. Merci aussi à Abdel Ajenoui, Anne Chapet et Joana de l’association rencontre 93 AVVEJ ainsi qu’à Aïcha Amghar, Sophie Marchal et Ariane Steiner du Micro-Lycée du Bourget, et tous ceux qui les accompagnent au jour le jour, avec finesse et intelligence.